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En 1916, la France passait à l'heure d'été

C’est une drôle de bataille parlementaire qui se déroule en cette fin du mois de mars 1916. Pendant que les poilus succombent dans les tranchées de Verdun, les députés, eux, jouent à la guerre du temps dans les travées de l’hémicycle. Pourquoi une telle agitation en ces temps d’union sacrée ? Un député de 47 ans, André Honnorat, a déclenché les hostilités en proposant d’écourter la nuit pour allonger le jour. L’élu radical-socialiste a bien pris soin d’expliquer l’objectif de sa proposition de loi : en décalant l’heure légale, le pays bénéficiera d’un surcroît de lumière du jour - « non artificielle » - et engloutira donc moins de gaz, de charbon et de pétrole. En ces temps où prime l’effort de guerre, voilà un bon moyen d’y contribuer utilement en dégageant de substantielles économies d’énergie.

«L’heure à laquelle tombe un soldat sur la ligne du feu est sacrée»

L’Allemagne ennemie et l’Angleterre alliée viennent d’ailleurs tout juste de la décréter, alors qu’attend la France ? s’enhardit le député des Basses-Alpes. Mais à la Chambre, c’est un feu nourri de moqueries et de critiques qu’il doit affronter. « L’heure à laquelle tombe un soldat sur la ligne du feu est sacrée, ne la changeons pas », clame, grandiloquent, un élu. D’autres partisans de retenir la nuit l’accusent de vouloir « détraquer le mécanisme de la nature ». Un vieux sénateur rabroue même l’impétueux : « M. Honnorat veut nous vieillir : pourtant tous les hommes désirent rajeunir […] J’envie votre jeunesse mais je ne souscris pas à votre juvénile proposition. En votant cette loi vous allez nous couvrir de ridicule ».

Dans la presse, le débat donne également lieu à des joutes passionnelles, qui permettent peut-être d’apaiser le cauchemar de cette guerre qui dévore tout. Les chroniqueurs rivalisent de bons mots dans les colonnes du Petit Parisien, du Gaulois ou du Figaro. Dans La Croix du 30 mars, le « législateur de Barcelonnette » est comparé à Josué, ce personnage biblique qui demanda au soleil de s’arrêter pour conduire les Hébreux vers la Terre promise ! La réplique fuse dans Le Temps, où l’on se réjouit de la perspective de jouir « gratuitement d’une heure supplémentaire du beau soleil de France ».

La loi est finalement votée le 19 mars 1917

Les experts ne sont pas en reste. Charles Lenormand, membre du Bureau des longitudes, s’inquiète de la pagaille qu’engendrera cette valse des pendules sur les rails ou en mer : « Que ferait-on si les montres d’habitacle des vaisseaux se mettaient aux heures des ports ? Il y aurait assurément risque de confusion, d’accidents. » Et de poursuivre avec un brin de mauvaise foi : « Aurait-on l’idée d’abaisser le zéro du thermomètre, en hiver, pour suggérer à ceux qui le consultent la sensation d’un froid moindre et provoquer ainsi des économies de chauffage ? »

L’astronome Charles Nordmann, qui plaide depuis plusieurs années pour l’heure d’été, réplique dans Le Matin du 7 avril contre les « nouveaux adorateurs du soleil » : « C’est par millions que se compteront, les économies réalisées […] Et c’est le Boche (NDLR : l’ennemi allemand), finalement, qui pâtira de cette mesure », poursuit le ponte de l’Observatoire de Paris. Ce dernier y voit aussi un autre avantage symbolique à avancer les aiguilles d’une heure : « On hâtera au moins un peu le jour de la victoire ».

En 1940, les Nazis imposeront «l’heure allemande»

Celle d’André Honnorat, qui a subi insultes et de menaces de mort, arrive dans la nuit du 14 au 15 juin 1916 : à 23 heures, les pendules et montres du pays sont avancées d’une heure. Le 1er octobre, les aiguilles reviennent en arrière le temps de l’hiver. L’expérience a beau avoir été concluante, les invectives reprennent quand il s’agit enfin de la graver dans la loi quelques mois plus tard. Mais le 19 mars 1917, elle est finalement adoptée par 291 voix contre 177. Et entre en vigueur cinq jours plus tard, au grand soulagement de Charles Nordmann, comme il l’écrit le 24dans Le Matin : « Quand ce soir, nous avancerons de par la loi nos montres et nos pendules, nous aurons le sentiment que les soldats de Nivelle (NDLR : Robert Nivelle, général de l’armée française) ont avancé dans le temps en même temps que dans l’espace. »

Cruel retour de bâton de l’histoire : en 1940, les Nazis imposeront « l’heure allemande » à la zone occupée, alors que la France dite « libre », au sud, vivra en décalé. Il faudra attendre la victoire définitive des alliés, en 1945, pour remettre nos pendules à l’heure.

1891 : la France se met à l’heure de Paris

Jusqu’à la fin du XIXème siècle, chaque bout de France dispose de sa propre heure. Le voyageur est ainsi contraint d’ajuster sa montre selon la région où il se trouve… Dans ce pays essentiellement rural, l’heure est alors calée sur le soleil, qui sert d’horloge. Quand il est « midi vrai » à Paris, les Brestois doivent attendre un peu plus de 27 minutes pour que l’astre soit à, son tour, à son zénith au-dessus de leurs têtes. Même à Paris, la différence se fait sentir : 37 secondes séparent un pique-nique à midi pile au bois de Vincennes ou au bois de Boulogne !

L’avènement du chemin de fer à partir de la moitié du XIXème siècle compresse les distances : la France se parcourt désormais plus rapidement qu’à cheval. Quant aux communications, elles deviennent quasiment instantanées avec la généralisation du télégraphe électrique. Le train de la modernité ne peut s’accommoder de tels casse-têtes horaires. Le 14 mars 1891, le Parlement y met fin par une loi calant l’heure légale de toute la France sur le méridien de Paris.

Mais les députés n’ont pas encore fini de tricoter des lois avec les aiguilles du temps. Vingt ans plus tard, en mars 1911, la France passe en effet à l’heure… anglaise. Ainsi en ont décidé en 1884 les maîtres du temps, lors d’un congrès international à Washington (États-Unis) : la Terre est alors divisée en 24 fuseaux. Pour l’Europe de l’ouest, il faudra désormais s’incliner devant méridien de Greenwich, près de Londres. Sauf qu’au nom de sa vieille souveraineté, la France refusera longtemps de saborder le méridien de Paris. En mars 1911, quand elle se ravise enfin, l’orgueil national s’en trouve certes froissé, mais tout n’est pas perdu : dans l’opération, le pays a rajeuni de 9 minutes et 21 secondes !

Thea de Turckheim et C.D.S.

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