
Alors que les syndicats entrent ce mercredi dans leur neuvième jour de grève, la compagnie fait une proposition à prendre ou à laisser. Trois salariés expliquent à «Libération» leurs revendications.
Elle avait promis de négocier non-stop jusqu’à parvenir à la finalisation d’un accord. Cette fois, il est à prendre ou à laisser. Au neuvième jour d’une grève particulièrement unitaire pour la revalorisation des salaires débutée fin février, la direction d’Air France a décidé d’arrêter les frais. Après trois jours de négociations menées par Gilles Gateau, son directeur des ressources humaines, la compagnie a mis fin aux discussions lundi soir en donnant jusqu’à vendredi midi aux syndicats pour apposer leur signature sur sa proposition. L’intersyndicale des grévistes réclamait au départ 6 % de hausse des salaires en 2018 au titre d’un simple «rattrapage de l’inflation» après que les salaires ont été bloqués pendant six ans. Elle a, dans un deuxième temps, légèrement revu ses exigences à la baisse en acceptant le calcul moins avantageux de l’inflation depuis 2011 établi par la direction et ramené ce chiffre à 5,1 %, à raison de 3,8 % en avril et 1,3 % en octobre.
«Raisonnable»
La direction d’Air France, elle, a décidé d’arrêter les compteurs à 2 % d’augmentation générale au 1er avril, auxquels s’ajouteront 1,65 % par an de 2019 à 2021, soit 5 % supplémentaires, dans le cadre d’un «pacte de croissance» qui reste à préciser. Une offre largement revue à la hausse comparée à la proposition initiale de 1 % de hausse générale pour 2018, mais qui reste conforme, dans ses modalités, à sa volonté d’étaler dans le temps cette revalorisation salariale. «Notre projet d’accord permet de sortir du conflit par le haut. Il est à la fois très favorable au vu de ce qui se pratique dans les autres grandes entreprises et raisonnable pour Air France, qui ne peut pas accorder brutalement une hausse générale d’un tel niveau, explique Gilles Gateau à Libé. En revanche, on est prêt à s’y engager dans le temps. N’ayons pas un débat sémantique : la question n’est pas de savoir si cette hausse a lieu au titre du rattrapage de l’inflation ou pas, nos clients et les salariés s’en moquent. Ce conflit commence à inquiéter beaucoup de monde et il est temps de se mettre d’accord sur ce compromis.»
La réponse des syndicats qui, selon la direction, ne représentent que 8 % de grévistes sur l’ensemble du personnel, n’a guère varié malgré cette nouvelle avancée. Pour Philippe Evain, le président du syndicat de pilotes SNPL-Air France, majoritaire, cette proposition est «totalement indécente» et «totalement farfelue». Et d’accuser la direction de faire «tout pour que la grève continue».
«Enfumage»
Le rejet est identique de la part du SNPNC, le principal syndicat d’hôtesses et stewards d’Air France, qui qualifie pour sa part les propositions de la direction de «monumental enfumage».«Depuis le début, la direction ne répond pas à la question qui lui est posée, renchérit un pilote gréviste. C’est comme si vous alliez voir votre patron en réclamant ce qui vous est dû au titre du passé et qu’il vous promettait de vous augmenter dans le futur à condition que la croissance soit au rendez-vous.» Pour l’heure, les préavis de grève déposés pour les 23 et 24 avril sont maintenus dans un conflit qui, selon la direction, a déjà coûté 220 millions d’euros à la compagnie. Et l’intersyndicale, qui devrait se réunir jeudi au plus tard, est prête à déposer de nouveaux préavis.
Si personne ne semble prêt à lâcher dans ce bras de fer, les pilotes qui détiennent la clé des conflits chez Air France, doivent, eux, se retrouver dès mercredi avec la tenue d’une réunion du SNPL-AF, qui pourrait s’avérer décisive. Et à défaut d’une acceptation de la proposition de la direction qui paraît impensable au vu des déclarations de son président, le conseil syndical devrait néanmoins se prononcer sur l’organisation d’un référendum, afin que les pilotes soient consultés sur le projet d’accord. «Ce serait logique», indique Gilles Gateau, qui parie sur cette possibilité pour réussir à fissurer un mouvement qui n’a pas montré, pour l’instant, le moindre signe de division.
Un copilote : «J’ai été longtemps antigrève»
«La situation était catastrophique en 2011 et nous avons accepté des efforts de productivité afin de sauver la compagnie. En tant que copilote sur Boeing 777 rentré en 2000 chez Air France, j’ai abandonné trois jours de congés sur 48 annuels en incluant fins de semaine et jours fériés. C’était cadeau. Sait-on que le taux d’absentéisme des pilotes d’Air France est très faible, de l’ordre de 3 % par an, contre 6 % chez British Airways (BA) et 7 % chez KLM ? Un point d’absentéisme en plus, c’est 10 millions d’euros. En 2006, la limite d’âge avait aussi été déplafonnée à 65 ans, alors qu’elle va passer à 58 ans chez KLM au 1er janvier 2019 ! Résultat, les pilotes de la compagnie sont les plus vieux d’Europe. L’entreprise s’est désendettée depuis 2011 de plus de 2,5 milliards d’euros et elle vient de faire les meilleurs bénéfices de son histoire. On ne demande pas un remboursement de ces efforts mais un rattrapage de l’inflation. Et là, on est face à un mur, celui d’une boîte dirigée par des financiers qui ne prennent dans les comparatifs entre les compagnies que ce qui les arrange. Quand j’entends la direction dire que ce gel n’a pas empêché une augmentation de 4 % par an grâce à l’ancienneté et à la progression dans la grille de qualification, il faut rétablir la vérité. Oui j’ai vieilli, désolé, oui j’ai bénéficié d’avancements prévus dans le contrat que j’ai signé lors de mon embauche ou de mon passage sur un nouvel appareil. Mais je n’aurais pas le droit à l’inflation, alors que le comité exécutif s’est augmenté de 17 % en 2017 ?
Je suis un ancien militaire, j’ai été longtemps antigrève, mais c’est le seul moyen de se faire entendre. J’ai beau très bien gagner ma vie à 56 ans, 12 250 euros net mensuels en moyenne en 2017, je ne vois pas pourquoi j’accepterais de faire une croix sur la hausse du coût de la vie depuis 2011. On nous demande toujours plus et au final, on essaie de faire passer pour une fleur la promesse de nous revaloriser du niveau de l’inflation jusqu’en 2021. Mais c’est juste normal, dans une compagnie revenue dans le vert. Demain, si on fait mieux, on aura quoi ? Rien de plus. Les pilotes d’Air France sont hyperproductifs et on nous fait passer pour des nantis. Les gens savent-ils que chez KLM, il y a quatre pilotes à partir de 12 heures 30 de vol ? Chez BA, quatre aussi, dont deux commandants de bord pour les vols de nuit dès 11 heures ? Alors que chez nous, ce seuil se déclenche à 13 heures 30 ? Et avec un commandant de bord pour trois copilotes, ce qui change le tarif à l’heure [un commandant de bord est mieux payé]. Et chez Delta, on traverse l’Atlantique à trois pilotes à partir de 8 heures, contre deux chez nous jusqu’à 9 heures 30. Si les coûts de l’aérien sont plus chers en France, c’est à cause de problèmes structurels liés à des charges externes et du niveau des cotisations sociales. Ce n’est pas en désindexant les salaires de l’inflation que l’on va résoudre cet écart connu de la direction et de nos gouvernants.»
Un steward sur long-courriers : «Le problème, c’est que le low-cost est devenu la norme»
«Je suis steward sur long-courrier chez Air France depuis 2003. A 39 ans, je gagne en moyenne 2 600 euros net par mois, dont 300 euros correspondent à des indemnités de repas. Entre 2011 et 2017, on n’a pas pris un euro de plus, ce que la direction essaie de mettre en sourdine en arguant que la grille d’évolution de carrière et l’intéressement auraient largement compensé ce gel. Ce qu’elle ne dit pas, c’est que le contrat social chez Air France, c’est des petits salaires quand on y rentre, puis progressivement des augmentations sur la base d’avancements qui sont connus le jour de votre entrée dans la compagnie. Un des attraits de cette carrière, c’est de connaître à l’avance à combien on finira. S’il n’y avait pas cette perspective, beaucoup de gens n’y seraient pas entrés. Cette grille statutaire qui existe dans toutes les compagnies n’a rien à voir avec le coût de la vie : elle vient sanctionner votre évolution et votre ancienneté. Depuis 2011, j’ai connu deux plans de restructuration que l’on a acceptés avec les transformations qui allaient avec, parce qu’on a compris que le sauvetage et le développement de la compagnie l’imposaient. Cela s’est traduit par une hausse de ma productivité de l’ordre de 30 % au total. Mes jours de congé ont diminué, les cabines dans lesquelles je sers ont été densifiées afin d’augmenter le nombre de passagers et la recette au siège-kilomètre, les équipages ont été réduits. Le prochain plan doit être annoncé en juin. Je comprends que l’on nous demande de faire des efforts quand cela ne va pas, c’est légitime. Mais quand ça va mieux, rien ne change ou presque, parce que l’on ne sait pas de quoi l’avenir sera fait. C’est une rhétorique infernale dont on ne sort pas malgré toutes les promesses qui nous avaient été faites et auxquelles plus personne ne croit aujourd’hui.
Le problème, c’est que la norme sociale est devenue le low-cost, alors qu’à bord on nous demande d’en faire toujours plus pour s’en démarquer. Avant, on servait un plateau en business, maintenant le service est dissocié plat par plat. Avant, les passagers trouvaient des trousses sur leur fauteuil, maintenant on leur remet en main propre. Ce sont plein de petits gestes qui, mis bout à bout, représentent vraiment du travail en plus. Quand on voit la majorité des syndicats engagés depuis le début du conflit sur une revendication partagée par tous les corps de métier, on peut quand même y voir un petit indice de la justesse de notre combat, non ? Le rattrapage du passé ne peut pas être résolu en figeant le futur.»
Un mécanicien : «On en est à six mois de grève et tout le monde s’en fout»
«J’ai vingt-deux ans de maison, j’ai atteint le plus haut niveau au poste de mécanicien avion, je suis leader d’équipe avec 12 personnes sous ma responsabilité et je gagne par mois 2 400 euros net, dont 400 euros d’indemnité kilométrique. Depuis que nous avons rejoint la convention collective du transport aérien, notre situation s’est détériorée, avec des pertes de jours de congé et la fin de la reconnaissance de la pénibilité, alors que nous manipulons des produits toxiques. Pour les agents travaillant en horaires décalés et les jours fériés comme nous, la productivité a augmenté de 25 vacations de plus par an, en gros un treizième mois.
Pour résumer la situation, trente ans d’ancienneté équivalaient avant à 25 % de majoration de la rémunération de base. Aujourd’hui, c’est 22,5 % au bout de quarante ans. Et pour les jours fériés travaillés, ils étaient compensés et majorés. Désormais, c’est soit l’un, soit l’autre. Je travaille sur l’Airbus A380 et nous souffrons du blocage des investissements pour notre outillage. Tout est sous-dimensionné : il faut parfois attendre six à huit ans pour obtenir une commande de matériel conforme à ce que préconise le constructeur. En attendant, il faut bricoler. Air France ressemble aujourd’hui à un assemblage de PME autonomes avec chacune leur budget qu’il est impossible de dépasser malgré les aberrations que provoque ce mode de gestion. On nous présente comme des nantis mais un mécanicien débute à 1 700 euros par mois avec des responsabilités qui l’engagent sur chaque geste.
Les tâches sont devenues également plus complexes avec la généralisation de l’anglais, la langue de l’aérien. Un des rares avantages résidait dans les billets à tarif réduit pour le personnel et leur famille, à 10 % et 50 % du tarif normal. Mais depuis peu, on ne peut plus en bénéficier pour les week-ends et les vacances scolaires, et comme les prix se sont envolés c’est de moins en moins intéressant. Nos patrons sont bien plus jeunes que nous aujourd’hui, la mienne a 30 ans et ce ne sont plus des professionnels de l’aérien, ce sont des gestionnaires venant d’écoles de commerce. J’ai déjà vécu la fermeture de l’atelier du Bourget en 1996, celle de l’atelier d’Orly, et à Roissy on en est à six mois de grève et tout le monde s’en fout. On externalise au maximum, on affrète des avions… Si on continue cette fuite en avant, les problèmes techniques deviendront irrémédiables. Tout ça pour des économies de bouts de chandelle. Pour moi, Air France, c’est devenu n’importe quoi.»
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