
Le polar a commencé le lundi 19 novembre 2018, mais pas exactement comme on le croyait. Telles sont les principales conclusions de notre enquête auprès des avocats et des proches de Carlos Ghosn, sous le coup de quatre accusations notamment pour dissimulation de revenus et abus de confiance au Japon. Dans l'avion appartenant à Nissan qui atterrit à la nuit tombante sur l'aéroport de Haneda en provenance de Beyrouth, l'homme d'affaires se prépare comme d'habitude à rejoindre le centre de Tokyo et, le lendemain, le siège de Nissan à Yokohama, où il est attendu pour plusieurs réunions.
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Dans les jours et les semaines qui précèdent son déplacement, rien d'inhabituel n'a attiré son attention. La seule chose qui le préoccupe, alors que le Gulfstream G650 roule encore sur la piste qui le mène à son point de parking, c'est la santé économique dégradée du constructeur nippon. Les chiffres des ventes s'effritent. Des problèmes de qualité ont imposé de rappeler plusieurs modèles pour des mises à niveau techniques. Il s'en est confié à plusieurs proches quelques jours auparavant. Il a donc prévu de faire un point serré avec Hiroto Saikawa, qui lui a succédé au poste de patron opérationnel de l'entreprise.
Une mise en scène pour les médias locaux qui avaient été "convoqués"
Le président de Nissan et Renault descend de l'avion et se dirige vers les formalités de police. C'est à ce moment qu'on lui demande de passer dans une autre pièce. "Il y a un petit problème avec la machine", lui explique un fonctionnaire des douanes. Dans quelques secondes, la vie de l'un des plus grands entrepreneurs de l'économie mondiale va basculer dans le pire des scénarios.
Un procureur l'attend pour le mettre en état d'arrestation. Il n'est donc pas monté le chercher dans l'avion, contrairement à ce que les images qui ont fait le tour du monde laissaient penser. Les hommes en noir que l'on voit s'engouffrer au pas de course dans le jet, c'était une mise en scène pour les médias locaux qui avaient été "convoqués" : Carlos Ghosn n'était déjà plus à bord.
"Il est incompréhensible que personne ne l'ait alerté
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Son portable est confisqué. On lui interdit d'appeler son secrétariat et sa fille qui l'attend dans son appartement à Tokyo pour lui présenter son petit ami. Direction la prison de Kosuge, dont il ne sortira que cent trente jours plus tard. Un cauchemar inimaginable qui se poursuit aujourd'hui, même si, désormais, le patron français est libre de ses mouvements dans Tokyo. Doté d'un téléphone mobile basique, il doit indiquer aux autorités les sites Internet qu'il visite. Quand il quitte son domicile, il est suivi en permanence et, pire, il n'est pas autorisé à voir sa femme Carole, qu'il aime tant. Ses avocats multiplient les recours pour faire sauter cet interdit. En vain à ce jour.
Pourquoi Carlos Ghosn n'a rien vu venir
Carlos Ghosn est donc devenu une sorte d'otage de la justice japonaise et de sa procédure. Et il sait qu'il va devoir être très patient. La phase de pretrial (préparation au procès) qui vient de commencer devrait durer au moins jusqu'à l'été 2020. Le procès lui-même ne devrait pas se conclure avant le début de l'année 2021. "Tout va très lentement, explique un proche, le procureur prend tout son temps pour faire baisser la pression."
Depuis le premier jour, Carlos Ghosn clame son innocence. Il a donc refusé de signer les aveux de culpabilité qui lui auraient permis de sortir plus vite de prison. Avec l'aide de ses avocats, il a d'abord cherché à comprendre ce qui s'est passé avant le 19 novembre. Avec le recul, aurait-il pu ou dû percevoir des signaux faibles révélant ce qui se tramait contre lui? Il n'a rien vu venir, ce qui étonne par exemple un ancien très haut dirigeant de Renault. "Compte tenu des moyens mis en œuvre pour mener cette enquête, il est incompréhensible que personne ne l'ait alerté", estime-t-il.
Selon ses défenseurs, l'enquête interne contre Carlos Ghosn aurait débuté dès le mois de mars 2018 à l'initiative de deux cadres dirigeants de l'entreprise japonaise, Hitoshi Kawaguchi, responsable notamment des relations avec le gouvernement, et Hidetoshi Imazu, patron de l'audit.
Ils auraient identifié des choses anormales concernant la rémunération du dirigeant français. Avant de passer à l'action, ils auraient informé les représentants du gouvernement japonais en commençant par le Meti (le ministère de l'Économie, du Commerce et de l'Industrie) avec lequel Nissan entretient des rapports quasi permanents. Il aurait donné son aval à l'opération. Très rapidement, le procureur de Tokyo aurait été informé et mobilisé.
"Une seule chose nous inquiète. Le procureur ne va pas vouloir perdre la face.
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Après le 1er juin, ce dernier serait passé à l'action en signant des plea bargains, des accords de collaboration en échange d'impunité, avec deux personnages de l'entourage de l'ex-président de l'alliance, Hari Nada, une sorte de super directeur de cabinet, et Toshiaki Ohnuma, secrétaire général chargé de la rémunération des dirigeants de Nissan.
Les clés de son appartement parisien n'étaient pas chez sa gardienne
Selon les avocats de Carlos Ghosn, Hiroto Saikawa n'aurait été initié qu'au mois d'octobre. Menacé de complicité, il n'aurait pas eu d'autre choix que de collaborer à son tour. Ils estiment que la thèse du complot ne fait aucun doute. L'enquête interne de Nissan démarrerait en effet au moment précis où l'État français, principal actionnaire de Renault, effectuait des démarches à Tokyo par l'intermédiaire de Martin Vial, le président de l'Agence des participations de l'État (APE), pour promouvoir l'idée d'un renforcement de l'alliance pouvant aller jusqu'à une fusion des deux constructeurs.
"La fusion, c'était la feuille de route que nous avions fixée à Carlos Ghosn quand nous avons renouvelé son mandat en juin 2018", confirme un conseiller de Bruno Le Maire à Bercy. Un piège fatal, selon le clan Ghosn. "Les Japonais sont totalement hostiles à la fusion, analyse un proche de l'ex-patron de Renault. Ils ont estimé que Carlos Ghosn était la seule personne en mesure de l'imposer pour le compte des Français. Et qu'il serait difficile de lui résister. Ils ont donc décidé de l'éliminer définitivement."
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Et d'insister sur la collaboration totale des enquêteurs de Nissan et du procureur. "Il est tout de même étonnant qu'au moment de l'arrestation, le 19 novembre, des représentants du procureur entrent dans l'appartement de l'accusé à Tokyo et que des représentants de Nissan tentent d'entrer dans les résidences d'Amsterdam, Beyrouth, Rio et Paris. C'est bien la preuve qu'il y a collusion." Détail piquant, la porte blindée de l'appartement de l'avenue Georges-Mandel, dans le 16e arrondissement, ayant été changée quelques jours plus tôt, la gardienne n'était pas en possession des clés. L'équipe de Nissan est donc repartie bredouille.
Cette thèse du complot résiste- t-elle à la gravité des faits reprochés? À cette question, de nombreux observateurs répondent par la négative. À Tokyo, les avocats se disent néanmoins confiants. Au fil des semaines, ils accèdent enfin au contenu du dossier d'accusation. Et le réfutent point par point. Ils se préparent également à apporter des réponses très précises à l'audit du cabinet Mazars consacré aux "dépenses sans explication" détectées à Amsterdam au niveau de la structure de l'alliance RNBV (Renault-Nissan BV).
"Une seule chose nous inquiète, avoue un proche de Carlos Ghosn. Le procureur ne va pas vouloir perdre la face." Le duel entre les deux hommes s'annonce féroce.
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