«Un simple accident de parcours», se risquent les plus optimistes pour décrire l’incroyable situation vécue sur le marché américain du West Texas Intermediate (WTI), ce pétrole brut utilisé comme standard dans la fixation des cours du pétrole américain, et comme matière première pour les contrats à terme à la Bourse de New York. Jamais, de mémoire de trader, des investisseurs n’avaient eu d’autre choix que de proposer leur matière première (faute d’acheteur) à une contrepartie, avec en prime une somme d’argent rondelette. Pourvu que cette même contrepartie s’engage à réceptionner ladite matière première. C’est cette scène abracadabrantesque qui s’est ouverte lundi pour se poursuivre mardi, le 21 avril de l’an 2020. Du jamais vu.

Pourquoi le cours du pétrole américain s’est-il effondré ?

Sur le marché de cotation du pétrole américain, le fameux WTI, la journée de lundi avait débuté de façon relativement ordinaire. Sur les écrans des traders et autres fonds d’investissement et de pension, des lignes de chiffres et de sigles défilent normalement. Bien sûr, crise sanitaire oblige, les marchés financiers ne sont pas au mieux. Mais rien à signaler de particulier. Du moins jusqu’en fin de matinée. Il est environ 11 heures à Dallas, une heure de plus à New York, lorsqu’un indice se met soudainement à virer au rouge. En quelques minutes, le cours du WTI semble perdre tout repère. Une heure plus tard, la dégringolade paraît sans limite. Parti de 24 dollars, le prix du baril de 159 litres de WTI s’effondre littéralement à 2 dollars. Il faudra moins d’une heure pour qu’il traverse la frontière du zéro et pénètre dans les profondeurs des prix négatifs, pour finalement s’échouer à - 37 dollars. Insensé. Un peu comme si le pompiste du coin payait le plein de l’automobiliste pourvu que ce dernier accepte de remplir son réservoir. Forcément absurde.

Cette irrationalité s’est pourtant produite lundi. Elle aurait pu s’arrêter là. Mais voilà, elle s’est poursuivie le lendemain. Certes, le cours du baril de WTI (livrable en mai) coté à New York a fait mardi une incroyable progression, passant de - 37 dollars à 10,01 dollars à la clôture, en territoire positif donc, mais à un niveau de prix encore très faible, car à quelques heures de l’expiration du terme de ces contrats futurs, les investisseurs peinaient à les vendre. Pour éviter la livraison physique, ne restait donc d’autre choix que de continuer à payer pour s’en débarrasser. Les investisseurs et autres spéculateurs qui s’étaient gavés de ces contrats ont réalisé l’incroyable situation économique, notamment pétrolière, dans laquelle est plongé un monde confiné depuis plus de deux mois. L’économie mondiale est à l’arrêt, entraînant une chute de la consommation quotidienne de quelque 30 millions de barils. L’histoire aurait pu s’arrêter là, si les pays producteurs avaient fermé à temps leur robinet, histoire d’ajuster l’offre à la demande, et éviter la dégringolade des cours. Mais sur les 100 millions de barils produits avant la crise, le monde en extrait encore chaque jour environ 88 millions. Bien plus qu’il n’en faut pour étancher l’actuelle soif de pétrole. Résultat, les tankers et autres réservoirs sont proches du débordement. Le coût de location des rares tankers encore disponibles pour y stocker de l’or noir est désormais, au bas mot, de 150 000 dollars la journée… contre à peine 4 000 il y a deux mois.

Faut-il y voir un signe d’une crise pétrolière plus profonde ?

Pour les uns, les plus optimistes donc, ce ne serait qu’un accident de parcours. Pour les autres, de toute évidence de plus en plus nombreux, l’épisode de lundi et de mardi doit être pris comme un signe avant-coureur d’un scénario qui pourrait se reproduire prochainement. Pour appuyer leurs craintes, ces derniers soulignent que les cours du pétrole pour livraison en juin restent positifs, mais nettement orientés à la baisse. Ainsi le Brent, le pétrole brut qui sert de référence en Europe, dévissait mardi soir de plus de 20 %, autour de 20 dollars le baril. Le WTI pour livraison en juin n’était guère en meilleure forme, aux alentours de 11,57 dollars le baril (- 43%).

«C’est sans doute la première fois qu’on a un tel surplus de pétrole au niveau mondial. On ne sait plus quoi en faire. Et forcément il ne vaut plus rien», explique un analyste financier. «Comment ne pas voir que rien ne va changer en un mois, explique Philippe Waechter, directeur de la recherche économique chez Ostrum Asset Management. Le 22 mai sera le dernier jour des contrats futurs de pétrole pour livraison début juin… Il est fort à parier que les investisseurs ne parviendront pas à trouver preneurs pour vendre. Résultat, ils commenceront par baisser leurs prétentions, avant de proposer de payer ceux qui veulent bien accueillir ce pétrole.»

Un risque de krach qui pourrait dépasser les marchés pétroliers

Difficile de s’en tenir à ce simple bis repetita à venir, sans tracer les grandes lignes des enchaînements qui pourraient affecter encore un peu plus une économie mondiale déjà mal en point. Sans quitter le secteur pétrolier, les regards se tournent vers les Etats-Unis (lire ci-dessous). Et pour cause : la crise pétrolière qui s’est traduite par de nombreuses fermetures de compagnies du secteur pourrait faire tache d’huile sur le reste de l’économie. «Les compagnies pétrolières américaines qui ont misé sur le pétrole de schiste et gaz de schiste se sont endettées en émettant des obligations à haut rendement, poursuit notre analyste financier. Ce marché à haut rendement est tout simplement celui des obligations pourries. Elles rapportent gros mais sont risquées. Si la crise pétrolière devait se poursuivre trop longtemps, des fonds d’investissement vont perdre des centaines de milliards de dollars.»

Cette situation est d’autant plus préoccupante qu’elle pourrait finir par affecter le marché américain des actions, faisant monter encore plus le thermomètre de la défiance, et avec lui une plus grande aversion au risque, notamment d’investissement. Pire encore serait, ce que nombre d’économistes écartent de moins en moins, l’amorce d’une spirale déflationniste, alimentée par une chute des prix, qu’elle parte du pétrole ou d’autres matières premières. A quoi bon acheter aujourd’hui ce qui pourrait très probablement coûter moins cher demain ? Les économistes savent terrasser l’inflation, ils s’avouent (le plus souvent) impuissants lorsqu’il s’agit d’enrayer une chute des prix… Les plus optimistes se rassureront peut-être en se disant que l’Arabie Saoudite annonce être prête à tout faire pour éviter le pire. Mais mardi, une fois cette déclaration faite sans autre précision, la magie des mots n’a de toute évidence pas opéré.

Vittorio De Filippis