
Alors que les bombes pleuvent sur l'Ukraine et que les sanctions européennes et américaines se multiplient pour asphyxier l'économie russe, la guerre bouleverse aussi le monde de l'énergie. Et fait monter la pression sur les majors pétrolières et gazières occidentales, historiquement présentes en Russie pour en exploiter les hydrocarbures.
Y compris sur le groupe français TotalEnergies, qui a largement misé sur le pays de Vladimir Poutine pour développer sa stratégie dans le gaz naturel liquéfié (GNL). Après 2014 et l'annexion russe de la Crimée, la multinationale tricolore avait déjà tout fait pour mener à bien, coûte que coûte, le projet Yamal LNG d'extraction de GNL dans le nord de la Russie, malgré les sanctions occidentales.
Tandis que le ministre de l'Economie, Bruno Le Maire, pointe désormais le « problème de principe à travailler avec toute personnalité politique ou économique proche du pouvoir russe », et affirmé mardi qu'il allait « en discuter avec le président de Total », ce dernier ne compte pas se désengager de si tôt. Et se contente de promettre qu'« il n'apportera plus de capital à de nouveaux projets en Russie ».
Désinvestissements en chaîne
Mais dans cette stratégie, TotalEnergies se trouve bien isolé. Car la plupart des grands groupes pétroliers occidentaux se sont retirés du jour au lendemain du pays de Vladimir Poutine, après son offensive du 24 février. Les Britanniques BP et Shell, d'abord, qui ont respectivement annoncé les 27 et 28 février leur intention de se désengager du géant pétrolier russe Rosneft pour BP (dont il détient 19,75%), et du groupe gazier Gazprom pour Shell. Mais aussi la compagnie norvégienne Equinor, laquelle a fait une croix sur sa participation dans Rosneft et dans les projets Salym et Sakhalin 2, qui valaient fin 2021 quelque 3 milliards de dollars.
Même le géant pétrogazier américain ExxonMobil a décidé mercredi de geler progressivement ses investissements en Russie, tandis que l'Italien Eni a promis de céder sa part de 50% dans le gazoduc Blue Stream, destiné au marché turc.
« Tous ces désinvestissements ont d'abord pour but d'envoyer un message très fort à Poutine. Celui que les sociétés privées occidentales n'attendent pas de décision politique pour agir. Même si, dans les faits, elles ont reçu en coulisses des directives du pouvoir », commente John Plassard, directeur adjoint du groupe bancaire et financier suisse Mirabaud.
Des projets au coeur de la stratégie de croissance de l'entreprise
Mais la situation est différente pour TotalEnergies, explique à La Tribune Ahmed Ben Salem, consultant pétrole et gaz chez Oddo BHF. Car ses projets sur place touchent à des « secteurs clés de sa stratégie de croissance », explique-t-il. Concrètement, TotalEnergies est actionnaire à 19,4% du géant Novatek, numéro deux du gaz russe, et détient une participation de 20% dans Yamal LNG, qui a produit plus de 18 millions de tonnes de GNL en 2020 (celui-ci transitant par navire plutôt que par gazoduc). Le groupe détient également une participation de 10% dans Arctic LNG 2, dont la mise en route est prévue pour 2023. Et si l'on prend en compte les participations dans Novatek même, TotalEnergies détient même 29,7% de Yamal LNG, et 21,64 % d'Artic LNG 2.
« Ce sont tous des sites d'exploitations de gaz naturel liquéfié. Or, selon Patrick Pouyanné [le PDG de TotalEnergies, ndlr], si l'on veut réussir à sortir du pétrole, il faut se tourner vers les énergies renouvelables mais aussi vers le gaz. Le GNL représente donc une activité majeure dans son plan vers la transition, et s'en désengager aujourd'hui n'est pas du tout en ligne avec sa stratégie de long terme ! », glisse une source proche de l'entreprise à La Tribune.
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Réorganisation du portefeuille d'actifs
Pourtant, en termes d'actifs financiers, BP s'avère encore plus exposé que TotalEnergies. Mais contrairement à TotalEnergies, BP n'a pas forcément intérêt à s'éterniser en Russie, fait valoir Ahmed Ben Salem.
« BP se trouvait en Russie plutôt par contrainte, après le rachat par Rosneft de TNK-BP en 2012 », précise-t-il.
Créé en 2003 par BP et le consortium d'oligarques russes Alfa Access Renova (AAR), TNK-BP se trouvait en effet engluée dans un conflit entre actionnaires depuis la signature d'une alliance entre BP et Rosneft pour explorer l'Arctique, qui avait finalement échoué en raison de l'opposition d'AAR.
BP avait donc finalement trouvé un compromis, et cédé sa part à Rosneft, récupérant plus de 19% du groupe public russe. « Pour BP, la situation actuelle représente donc une opportunité à saisir pour en sortir », fait valoir Ahmed Ben Salem. D'autant que le risque que l'ensemble des actifs de Rosneft soit réquisitionné par l'Etat russe (qui en possède déjà 40%), au vu de la situation actuelle, n'est pas nul.
« Certaines sociétés investies dans ces monopoles d'Etat russes d'extraction d'hydrocarbure y voient aussi une opportunité pour tirer un trait définitif sur ces actifs. Car ils posaient problème, aussi bien d'un point de vue géopolitique que pour enclencher la transition énergétique. Sans cela, elles auraient probablement résisté aux pressions politiques les poussant à partir de Russie », abonde Jérémie Haddad, associé chez EY et spécialiste de l'énergie. Comme c'est le cas pour TotalEnergies actuellement.
« Lors des dernières assemblées générales d'actionnaires, on a vu que ces groupes comprenaient enfin que leur business as usual n'était pas durable, et qu'il fallait se délester de la partie de leur portefeuille la plus problématique. On peut formuler l'hypothèse qu'on se retrouvera fin 2022 avec un BP qui aura considérablement réorganisé son portefeuille d'actifs plutôt vers les énergies renouvelables et la clean tech, offrant de la visibilité aux analystes et réduisant son risque réputationnel », poursuit-il.
Des savoir-faire précieux
Reste que personne ne sait vraiment à qui seront vendues les parts de BP, Shell et autre Equinor. « Ils n'y injecteront plus de capitaux, mais il ne risque pas d'y avoir d'acheteur avant un moment. D'autant que lorsque ce dernier se présentera, il exigera un prix bas, étant donné que personne ne veut acquérir d'actif russe aujourd'hui », estime Ahmed Ben Salem.
« Soit les Russes les rachèteront - mais c'est difficilement imaginable sur le court terme, d'autant que les transactions financières sont bloquées. Soit elles seront vendues à d'autres acteurs moins regardants sur la guerre actuelle et sur les questions climatiques. Par exemple, aux Chinois, qui cherchent à sécuriser leur approvisionnement énergétique », fait valoir Jérémie Haddad.
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Mais si, dans les faits, Equinor, BP, Shell ou Exxonmobil ne pourront donc pas vendre leurs actifs dans l'immédiat, cela ne signifie pas pour autant que leur départ n'aura pas de conséquences sur la santé des groupes russes concernés. « Ils ont besoin du savoir-faire d'entreprises occidentales », explique Ahmed Ben Salem.
Pour Artic LNG 2, porté par Novatek et TotalEnergies, l'entreprise française spécialisée en ingénierie Technip Energies « est la seule à savoir construire les modules de la structure », illustre l'analyste. Quant à TotalEnergies, ses savoir-faire dans le trading, notamment sur son portefeuille clientèle et la gestion de ses équipes, restent précieuses pour Novatek afin d'exporter son GNL. Si les deux entreprises tricolores se décidaient à son tour à quitter le navire, l'entreprise gazière russe pourrait donc s'en trouver lourdement handicapée.
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