La Tribune - L'Union européenne (UE) a proposé mardi d'instaurer de nouvelles sanctions contre la Russie, notamment un embargo sur les importations de charbon russe - 4 milliards d'échange par an, 45% des importations de l'Europe -, en réponse à la découverte d'un charnier à Boutcha. Que représente cette sanction économique pour Moscou ?
Jacques Sapir - Les mesures concernant le charbon auront un impact marginal sur l'économie russe au regard de la valeur des échanges. Cela peut néanmoins poser des problèmes pour certaines mines. Pour autant, l'extraction pourrait très certainement trouver de nouveaux débouchés, notamment en Chine ou en Inde.
L'UE dit également réfléchir à l'arrêt des achats de pétrole russe, alors que les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont déjà décrété un embargo. L'Inde et la Chine, justement, ont augmenté ces derniers mois leur approvisionnement en provenance de Moscou. Cette situation est-elle tenable pour la Russie ?
D'évidence oui. La façon dont les Occidentaux appliquent les sanctions sur le pétrole russe ne fonctionne pas correctement. L'Inde et la Chine prennent le relais des exportations. L'Inde a trouvé un accord qui correspond à ses intérêts : aujourd'hui New Delhi paye entre 75 et 80 dollars le baril russe - soit une réduction d'environ 20 dollars par baril - alors que le cours du brut d'Arabie Saoudite, pays vers lequel se fournit historiquement l'Inde, est autour de 100 dollars. Certes, la Russie vend moins cher, mais elle maintient des volumes. L'Agence internationale de l'énergie (AIE) estimait, début mars, à 30% la chute des exportations russes suite aux sanctions. En réalité, on sera plutôt autour de 20% et peut-être même moins.
Les débouchés indiens ou chinois pour écouler le pétrole russe - et demain éventuellement le charbon - relèvent-ils d'intérêt court-termiste - grâce à des prix attrayants - ou assistons-nous à un basculement à plus long-terme des équilibres de la mondialisation ?
Chacun à ses propres intérêts stratégiques et maintient par ailleurs ses positions. L'Inde, par exemple, veut assurer le contrôle dans la zone régionale de l'Océan indien. Elle va développer ainsi des relations privilégiées avec les pays de la côte ouest de l'Afrique et de l'Afrique du Sud. Mais, ce faisant, l'Inde entre en synergie avec ce que font la Chine et la Russie. Au-delà des hydrocarbures, l'industrie militaire indienne s'appuie de plus en plus sur des contrats russes. Elle développe un missile hypersonique à partir de certaines technologies qui lui ont été cédées par la Russie. Plus globalement, un groupe de pays du G20 a décidé d'une certaine manière d'avancer ensemble pour promouvoir leurs intérêts face aux pays occidentaux. Rappelons également que l'Inde a décidé en 2019 de passer d'un statut d'observateur à celui de membre à part entière au sein de l'Organisation de coopération de Shanghaï, à laquelle adhèrent la Russie et la Chine.
Ce basculement russe vers l'Asie est-il uniquement lié à la guerre en Ukraine ?
Non, cette vision russe n'est pas nouvelle. Vous trouvez déjà cette idée dans le texte de 2007 que Vladimir Poutine avait prononcé à la conférence de Munich. La stratégie énergétique de la Russie à l'horizon 2030, puis 2040, a été actée en 2010. Et chaque mouture insistait un peu plus sur le tournant vers l'Asie, afin de réduire la dépendance des exportations russes vers l'Europe. Il y a toujours eu l'idée chez Vladimir Poutine de diminuer sa dépendance par rapport aux pays occidentaux et aux Etats-Unis, mais essentiellement par rapport aux pays européens.
Dans ce contexte, l'annexion de la Crimée par la Russie en 2014 et les premières sanctions occidentales qui ont suivi ont matérialisé ce basculement. Des contacts ont été rapidement noués avec la Chine, qui ont débouché sur le financement partiel par Pékin du gazoduc reliant les deux pays. Un nouveau gazoduc financé à 50% par la Chine sera mis en service en 2023. Il y a aussi des discussions en cours pour un projet de gazoduc qui traverserait l'Afghanistan pour alimenter l'Inde. Le conflit de 2014 a aussi sensibilisé les élites russes aux premières sanctions occidentales.
Il est clair que Vladimir Poutine a vu dans ce basculement politico-stratégique un élément d'indépendance nationale et de souveraineté de la Russie. Se tourner vers l'Asie est devenu primordial d'un point de vue de la liberté d'action, de la liberté de manœuvre pour Moscou.
A ce titre, les Européens semblent réfractaires à l'idée d'imposer un embargo sur le gaz russe, dont l'Europe dépendait à 65% avant la guerre et notamment à cause de l'Allemagne qui importe 40% de ses besoins via Moscou. Une manne qui lui permet de financer sa guerre en Ukraine. Poutine pouvait-il avoir en tête que la dépendance énergétique de Berlin représentait un talon d'Achille pour l'Europe?
C'est une évidence. On ne peut pas substituer du GNL au gaz russe parce que nous n'avons pas les moyens de le transformer en gaz. Il y a actuellement 20 usines de transformation sur l'ensemble de l'Union européenne. Si vous ajoutez les usines anglaises, ça fait 22. Or, ces usines travaillent quasiment à 100% de leur capacité. Il faudrait 4 fois plus de capacités de transformation pour se passer du gaz russe. Il faut aussi penser au transport : la construction de méthaniers est à 90% assurée par des chantiers chinois et coréens. Entre la construction des usines et des navires, il est clair qu'à court et même à moyen terme, on n'a pas les capacités de substitution. Le risque de voir le gaz russe être coupé n'est pas seulement lié aux chauffages dans les logements européens, mais avant tout à nos besoins pour faire tourner nos industries.
Comment expliquez-vous que l'Allemagne se soit placée dans une telle dépendance énergétique à l'égard de la Russie ?
Les élites économiques et politiques allemandes ne raisonnent pas du tout à long terme. Imprégnées par le néolibéralisme, elles font des calculs à court-terme. Il faut également souligner le rôle des arbitrages politiques - ou plutôt de l'opportunisme - de la part de la chancelière Merkel. L'arrêt des centrales nucléaires était, après Fukushima, une folie. Les Allemands se sont révélés incapables de planifier a minima certains secteurs de leur économie. Un changement du mix énergétique d'un pays peut prendre dix ou quinze ans!
En réponse aux sanctions occidentales, la Russie veut imposer le paiement en roubles des contrats gaziers pour les livraisons européennes. Que vise le Kremlin avec cette mesure ?
Il faut d'abord rappeler que depuis le début de la guerre les exportateurs russes ont l'obligation de vendre 80% de leurs recettes en devises à la Banque centrale russe. Cette mesure rappelle celle qu'avait prise Evguéni Primakov, alors Premier ministre (de septembre 1998 à mai 1999, NDLR), qui avait été ensuite supprimée par ses successeurs. Son retour est une victoire des "faucons" du Kremlin.
Ainsi, aujourd'hui, les entreprises occidentales peuvent continuer à payer avec les devises qu'elles utilisaient jusqu'ici mais à condition de verser ces sommes dans une banque russe, sur ce que l'on appelle un "compte K". Celle-ci fera la conversion en roubles aux conditions de cours de Moscou. 80% de la somme sera donc changée en roubles, 20% peuvent rester avec la devise choisie par l'acheteur. Le but de cette manœuvre est double pour le Kremlin. D'une part, et c'est le principal objectif, il s'agit de s'assurer que ces fonds, en étant hébergés dans des établissements russes, ne seront pas bloqués par les Occidentaux. Il s'agit ensuite de soutenir le rouble, mais ce dessein est secondaire. Il faut à ce titre rappeler que le taux de change par rapport au dollar s'est repris avant l'annonce de cette mesure.
En contrôlant ce circuit de financement et en imposant un paiement à 80% en roubles, cette mesure ne vise-t-elle pas également à resserrer la mainmise du Kremlin sur les oligarques ?
C'est une autre raison d'être de cette mesure. Elle vise à limiter les marges de manœuvre des oligarques. Mais elle ne cible pas forcément les patrons des compagnies pétrolières russes, ceux-là étant très proches du Kremlin, à l'instar de Igor Setchine, le patron de Rosneft. Il me semble peu crédible qu'il se détourne de Poutine, même s'il aime montrer sa puissance.
Il s'agit plutôt de cibler des patrons russes "fluctuants", opérant par exemple dans des industries comme l'aluminium. C'est une mesure d'anticipation. Oleg Deripaska, le patron du deuxième groupe mondial d'aluminium, n'est plus en Cour au Kremlin. Si la Russie décide d'étendre le paiement des contrats en roubles à ces industries - ce qui n'est pas le cas aujourd'hui mais il ne faut pas à exclure -, ce profil d'oligarques sera gêné par un paiement en roubles et leurs puissances réduites.
Ces sanctions vont également toucher durement les ménages russes. Le taux de l'inflation a atteint 9,2% en février sur un an. Les Russes ne risquent-ils pas à un moment de trouver le coût de la guerre trop élevé ?
C'est un problème qui préoccupe le gouvernement russe. A mon avis, cette inflation atteindra au moins 12% à 15% d'ici à la fin de l'année. Mais ce n'est pas spécifique à la Russie, elle suit l'inflation mondiale qui avait commencé à accélérer à partir de la fin du printemps et de l'été de 2021. Pour s'en protéger, le gouvernement prépare une série de mesures: augmentation des retraites, du salaire des fonctionnaires, introduction probable d'un salaire minimum... Pour financer ces mesures, sa marge de manœuvre financière n'est pas affectée par les sanctions, car il s'agit essentiellement d'opérations internes à la Russie.
Néanmoins, il est intéressant de regarder les effets distributifs de ce phénomène. L'inflation sur les biens manufacturés, en particulier ceux qu'achètent les classes moyennes supérieures les plus aisées, va considérablement monter. Or les aides discutées actuellement à la Douma, le parlement russe, ciblent plutôt les classes populaires. Cela devrait resserrer l'écart de pouvoir d'achat entre les deux classes. Si on met de côté le 1/1000 des plus riches, autrement dit les oligarques, il est tout à fait possible que la part du revenu de la population qui se trouve sous la médiane augmente dans le PIB.
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(*) Dernier livre publié:
"Le grand retour de la planification ?", Paris, Jean-Cyrille Godefroy, 2022
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