C’est bien connu, les alpinistes sont solidaires car encordés. L’argument des gouvernements et autres magiciens de la finance qui comparent le monde à un mur d’escalade où les premiers de cordée assurent les seconds pour qu’au final s’élève (au même rythme) tout le reste de la colonne pouvait en convaincre encore certains. Il leur sera désormais bien malaisé de continuer à claironner ce genre de thèse. Les 1 000 pages du best-seller de l’économiste Thomas Piketty, le Capital au XXIsiècle (2013), avaient déjà fait sensation en démontrant à quel point le capitalisme est, par nature, une machine à fabriquer des inégalités exponentielles. La thèse de Piketty avait ouvert un débat brûlant des deux côtés de l’Atlantique. Depuis, en fédérant autour du Laboratoire sur les inégalités mondiales, qu’il copilote avec l’Ecole d’économie de Paris, la question des inégalités prend une dimension mondiale.

Et ramène peu ou prou à un problème d’économie : qui prend quoi dans le gâteau produit par une société ? Qui tient le couteau ? Qui distribue les parts ? Pour y répondre, et participer au débat politique, encore faut-il pouvoir disposer d’une information rigoureuse et transparente sur les revenus et les patrimoines. C’est désormais chose faite, grâce au «rapport sur les inégalités mondiales 2018», publié ce mercredi sous la houlette des économistes Facundo Alvaredo, Lucas Chancel, Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman.

1980, la bascule

Certes, le rapport souligne dès les premières lignes à quel point l’inégalité est un phénomène complexe et multidimensionnel, et dans une certaine mesure inévitable. «Néanmoins, nous avons la conviction, affirment les auteurs, que si l’aggravation des inégalités ne fait pas l’objet d’un suivi et d’un remède efficaces, elle pourrait conduire à toutes sortes de catastrophes politiques, économiques et sociales.» L’ouvrage s’appuie sur une méthodologie qui se veut pionnière. Pour surmonter les techniques classiques de mesure des inégalités, les chercheurs ont rassemblé toutes les informations disponibles : revenus et patrimoines issus des comptabilités nationales (y compris des avoirs planqués dans des paradis fiscaux), données fiscales sur l’impôt, successions, classement des grandes fortunes…

Les données de ce travail collectif, qui alimentent la base WID.world, sont accessibles en lignes et reproductibles. Là encore, dans l’espoir que les acteurs du débat public iront y piocher arguments et autres données statistiques (lire page 4). En attendant, le résultat de cette énorme compilation est sans appel : les inégalités de revenus ont augmenté dans toutes les régions du monde au cours des dernières décennies, mais à des rythmes différents.

Il est intéressant de noter que les auteurs situent leur étude sur un espace-temps qui s’étale de 1980 à 2016. Justement, 1980 est un point de bascule mondial. C’est le début d’une défaite, celle du keynésianisme, dans un contexte où l’efficacité de l’Etat est remise en cause et où est confiée au marché la tâche d’éliminer l’inflation, le chômage ou le déficit commercial. Tel sera le mot d’ordre du début des années 80 lorsqu’une certaine Margaret Thatcher fait du fameux «There is no alternative», l’alpha et l’oméga de ses réformes. Le coup de grâce est porté en 1981 lorsque Ronald Reagan débarque à la Maison Blanche. Tout s’enchaîne alors très vite. L’école de Chicago, véritable concentré des thèses monétaristes et de libéralisme économique à tous crins, a alors le vent en poupe.

Dans toutes les institutions, le recul du rôle de l’Etat sur fond de baisse des impôts devient la règle. L’heure est à la dérégulation sous toutes ses formes. Place à la création de valeur pour l’actionnaire, à la primauté des cours boursiers, à la mondialisation heureuse… Mais voilà, les résultats de cette rupture sont loin de coller à la feuille de route des tenants de la théorie du ruissellement et autres premiers de cordée. Depuis le début des années 80, l’embardée des inégalités n’a cessé de dériver. «Le "rapport sur les inégalités mondiales" inverse la charge de preuve», explique Lucas Chancel, un des cinq coordinateurs du rapport.

La part du revenu national allant aux seuls 10 % des plus gros revenus est de 37 % en Europe, 41 % en Chine, 46 % en Russie. Si, depuis 1980, les inégalités de revenus ont augmenté rapidement en Chine, en Inde et en Russie, elles restent plutôt modérées en Europe.

Quant aux pays du Moyen-Orient, d’Afrique subsaharienne ou du Brésil, les inégalités de revenus sont - en apparence seulement - restées relativement stables. Et pour cause : cette situation s’explique par le simple fait que ces trois régions n’ont jamais connu de régime de croissance égalitariste.

Désastre américain

Au sein des pays développés, la palme d’or des inégalités revient à l’Amérique du Nord. Qui contraste avec l’Europe. Plus précisément, il y a d’un côté les Etats-Unis, et de l’autre l’Europe de l’Ouest. Les économistes le savent parfaitement. Il y a deux moyens de s’enrichir : créer de la richesse ou en prendre aux autres. Pour la société, le premier levier est une addition. Le second est en général une soustraction. Les Etats-Unis l’illustrent à merveille. Alors que la part de revenus du centile le plus riche (1 %) était de 10 % en 1980, ce taux a, depuis, été multiplié par deux. Voilà même un pays qui affiche deux courbes qui se croisent vers le milieu des années 90 : d’un côté, celle qui caractérise la part de revenus des 1 % les plus riches (ascendante), de l’autre celle des 50 % les plus pauvres (descendante).A côté de ce désastre américain, l’Europe de l’Ouest fait presque figure de modèle. Certes, la pauvreté y gagne du terrain, la progressivité de l’impôt y diminue un peu partout, mais pas au point que les deux précédentes courbes se croisent.

Plus globalement, grâce à la forte croissance de l’Asie, la moitié de la population mondiale a vu son revenu augmenter. Mais à y regarder d’un peu plus près, les résultats sont loin d’être rassurants. Là encore, les 1 % les plus riches s’en sont mis plein les poches. Concrètement, à eux seuls, ces derniers ont capté 27 % du cumul de la croissance mondiale depuis le début des années 80, pendant que les 50 % les plus pauvres en captaient à peine 12 %. Entre ces deux extrémités, il y a les classes dites moyennes qui, au niveau mondial, se sont appauvries.

Infographie BIG

Pour couronner le tout, les auteurs du rapport ont tenté de montrer comment a évolué la répartition du capital entre sphère privée et sphère publique. Le résultat se révèle vertigineux. Le patrimoine privé (ou le capital) est passé de près de 300 % du revenu national dans la plupart des pays riches en 1970 à près de 600 % en moyenne aujourd’hui. A l’inverse, le patrimoine public net (les actifs publics moins les dettes) a diminué partout. Il serait même devenu négatif ces dernières années aux Etats-Unis et au Royaume-Uni (légèrement positif au Japon et en France). Nul besoin d’être grand clerc pour deviner que ces situations limitent la capacité des Etats à réguler l’économie et redistribuer les revenus.

Des privatisations à tout va conjuguées à des distorsions de revenus croissantes ont alimenté les inégalités de patrimoine. Bien sûr, elles n’ont pas encore retrouvé le niveau qui était le leur au début du XXe siècle en Europe ou aux Etats-Unis. Mais elles ne cessent de se creuser.«Sur les quarante dernières années, l’accroissement de la part de richesse patrimoniale des catégories supérieures a été plus modéré en France et au Royaume-Uni [qu’aux Etats-Unis]», souligne le rapport. Certes, mais le patrimoine des 1 % les plus aisés y est toujours plus important.

Impôt progressif

Une fois ce travail de compilation réalisé, il fallait quitter le champ du simple constat pour se plonger dans celui des solutions. Les auteurs sont formels : dans un scénario de prolongation des tendances actuelles, la classe moyenne mondiale verra sa part de patrimoine un peu plus comprimée. En revanche, celle des 1 %, des 0,1 % et même des 0,01 % baignera encore plus dans l’indécence et l’opulence monétaire. Et bien sûr, les inégalités de revenus augmenteront elles aussi. Il y a donc urgence à remettre au centre du jeu un impôt progressif. «Car c’est l’instrument éprouvé pour lutter contre la croissance des inégalités de revenus et de patrimoine au sommet», affirment les auteurs du rapport.

Lutter contre les écarts de revenus et de patrimoine exige aussi de renforcer les politiques éducatives, la gouvernance des entreprises (comme la présence de salariés dans les conseils d’administration) et de mettre en place de nouvelles politiques salariales. Et si l’espoir de voir se réduire les inégalités se trouvait aussi du côté du Vieux Continent ? C’est ce que suggère le rapport qui, modèles à l’appui, explique que si le monde se cale sur le modèle de l’Europe de l’Ouest, alors il sera moins inégalitaire à l’horizon 2050. «Attention, nous ne disons pas que l’Europe est parfaite, qu’elle ne secrète pas d’inégalités. Nous disons simplement qu’elle est la zone la moins inégalitaire comparée aux autres grandes régions du monde que sont l’Asie, les Amériques et une partie de l’Afrique», conclut Lucas Chancel. Dernière proposition et non des moindres : «La création d’un registre mondial des titres financiers qui porterait un coup sévère à l’évasion fiscale, au blanchiment d’argent et à la montée des inégalités», écrivent les économistes.

Vittorio De Filippis