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Air France: la greffe peut-elle prendre avec le canadien Ben Smith?

Le 29 juin dernier, il flotte comme un air de fête au siège d'Air Canada à Montréal. La compagnie aérienne célèbre le cinquième anniversaire du lancement d'Air Canada Rouge, sa filiale loisirs à bas coût. " En cinq courtes années, Air Canada Rouge nous a permis de parvenir à remplir nos objectifs commerciaux stratégiques, relève le numéro deux et patron de l'exploitation d'Air Canada, un certain Ben Smith. Toutes nos attentes ont été dépassées : nous pouvons offrir à nos passagers une plus grande variété de destinations tout en restant concurrentiels. " Du pur Smith : sobre et pédagogique.

Celui dont on va apprendre quelques jours plus tard qu'il a été choisi pour prendre la tête d'Air France KLM n'est pas du genre à rouler des mécaniques. " Il est réfléchi, intelligent et plutôt low profile ", pointe un cadre dirigeant d'une compagnie aérienne qui le connaît bien. Avec 25 millions de passagers transportés en cinq ans, 70 destinations desservies sur les cinq continents et une flotte passée de 4 à 53 appareils, la compagnie low cost a pourtant largement contribué au retour des bénéfices d'Air Canada. En 2017, le groupe a dégagé un résultat opérationnel record de plus de deux milliards d'euros. A la Bourse de Toronto, les actionnaires se frottent les mains : depuis le lancement de Rouge en 2014, le cours d'Air Canada a quasiment quadruplé.

De ce côté-ci de l’Atlantique, les performances d’Air Canada ne sont pas passées inaperçues… A Paris, les chasseurs de tête du cabinet Egon Zehnder auxquels on réclame, fin juin, de trouver en priorité un profil international ont le n° 2 du transporteur en ligne de mire. Le PDG, Calin Rovinescu, 63 ans, a décliné l’offre. « Aucune personnalité des grandes compagnies mondiales, n’était chaude pour aller dans cette pétaudière où personne ne sait qui fait quoi », constate, amer, un poids lourd du conseil d’administration d’Air France-KLM. Or Smith semble vouloir relever le défi, à la grande satisfaction de ce membre du board : « Il est hypermotivé, ultra-compétent, ça nous change. Il a une vraie vision stratégique et une incroyable compétence opérationnelle. Il maîtrise la politique de marque et en même temps, il connaît les avions par cœur, sait quel type de moteur on doit mettre sur telle ligne. C’est la première fois que l’on va avoir un vrai professionnel et ça risque de tout changer », veut-il croire.

L'aviation dans le sang

Le Canadien arrive avec la réputation d’un fin négociateur. Michel Cournoyer, représentant de la section Air Canada du Syndicat de la fonction publique canadienne, en témoigne : « Avec Ben, on a été des adversaires, mais, sur le fond, j’ai apprécié son attitude. D’abord parce qu’il a l’aviation dans le sang. Ensuite parce qu’il a accepté de nous écouter. A la première réunion, il a fait sortir tous ses directeurs et est resté seul face à nous en nous encourageant à parler. Du jamais vu ! Il me fait penser à Richard Branson le fondateur de Virgin. » C’est ainsi qu’ont été négociées les conditions du lancement de Rouge.

Le pari était loin d’être gagné pourtant à l’ouverture de la première ligne, Montréal-Athènes, le 1er juillet 2013, jour de la fête nationale canadienne. Air Canada s’était brûlé les ailes, quelques années plus tôt, en tentant l’expérience low cost. Sa compagnie Zip destinée à l’ouest du Canada avait fait un flop tout comme Tango : toutes deux avaient disparu en 2004. Et l’essor de concurrents sur son marché intérieur rendait le virage stratégique hasardeux. Après quatre années de pertes, le groupe n’est revenu aux bénéfices qu’à partir de 2012. « C’était une compagnie démoralisée, sans projet d’expansion, placée en règlement judiciaire en 2003 et la question de sa survie s’était posée en 2008-2009, rappelle un cadre d’Air Canada. Il n’est pas exagéré de dire que Ben Smith a sauvé le groupe. »

Peu connu du grand public, ni même du milieu de l’aérien en France, ce manager de 47 ans est un pur produit de la mondialisation : s’il est né au Canada, sa mère vient de Hong Kong et son père est australien. Il a fait ses classes à Air Canada qu’il rejoint il y a seize ans après avoir fondé sa propre agence de voyages. De l’échec de Tango, il saura tirer les enseignements. Son ascension rapide, en montant les échelons, jusqu’au poste de numéro 2, lui a permis de connaître de près les métiers du groupe. Et ses blocages.

Français hésitant

C’est avant tout un opérationnel soucieux de vérifier que les choix stratégiques peuvent se traduire sur le terrain. C’est pour cela qu’il est choisi pour mener les longues négociations avec les syndicats afin de revoir les conventions collectives. « Son principal succès a été de convaincre les employés d’accepter à partir de 2014 des conventions d’une durée de dix ans, explique John Gradek, ancien cadre d’Air Canada et enseignant l’université à McGill. Un tournant ! La garantie de dix ans de paix sociale et d’une stabilité des coûts de main-d’œuvre, de quoi rassurer les financiers. »

Plus tacticien que stratège, Benjamin Smith est surtout un homme de terrain. « A la différence des anciens PDG d’Air Canada, souvent parachutés des Etats-Unis, il est de cette école de management convaincue que le sommet n’a plus toutes les réponses », explique Karl Moore, professeur à l’école de gestion Desautels de McGill. Un navigant confirme : « Dans les hangars, il présente régulièrement un road show aux employés, en expliquant avec patience les chiffres de la société, même confidentiels, et le panorama du secteur. » Et ensuite, chacun peut aller lui parler – plutôt en anglais, son français reste hésitant. La concurrence l’obsède. Tout comme la qualité du service, il est vrai longtemps le point faible chez Air Canada. « Obsédé par le jugement du client, il lit tous les blogs en ligne sur l’aviation où les voyageurs fréquents échangent leurs impressions et leurs jugements », a remarqué le syndicaliste Michel Cournoyer. A l’aéroport, dans un salon pour passagers super-élite ou à l’embarquement, s’il constate la moindre défaillance, « Ti’Ben », comme on le surnomme pour sa petite taille, bondit sur son portable et appelle le responsable du département concerné afin de faire corriger l’impair au plus vite. Son équanimité polie en public cache une vraie intransigeance sur les résultats. Et aucune complaisance pour les employés pas assez zélés.

Quatruplement de sa rémunération

En sera-t-il de même en France ? De l’avis général, la tâche de l’ex numéro 2 d’Air Canada sera plus ardue de ce côté-ci de l’Atlantique. D’abord la nomination d’un Anglo-Saxon à la tête du flagship tricolore a suscité pas mal d’irritation au sein de l’intersyndicale, notamment à la CGT. Le quadruplement de sa rémunération annuelle par rapport à celle de son prédécesseur, pouvant s’élever jusqu’à 4,3 millions d’euros en cas de départ anticipé, a ajouté de l’huile sur le feu dès lors que la direction refuse la hausse réclamée de 6 % des salaires (+ 10 % pour les pilotes). Benjamin Smith lâchera-t-il du lest ou voudra-t-il passer en force ? Premier geste de sa part, il annonce aujourd'hui lundi 17 septembre qu'il va investir 50% de sa rémunération fixe, soit 450 000 euros par an, dans le capital du groupe. Une façon d'afficher sa "confiance" dans le "futur succès du groupe" et de tenter de désarmorçer la crise sur les salaires. 

« Aucune compagnie n’a gagné contre ses pilotes, rappelle un ancien administrateur d’Air Canada. Mais là-bas, les règles sont bien différentes que de ce côté-ci de l’Atlantique. Les recours à la médiation sont beaucoup plus courants et permettent de lever automatiquement les préavis de grève le temps de trouver un accord. Benjamin va devoir intégrer tout cela. » Depuis le 16 août, Benjamin Smith cherche visiblement à savoir où il va mettre les pieds : avant même son arrivée officielle le 17 septembre, le nouveau patron a fait de nombreux allers-retours entre Toronto et Paris. Pour chercher un logement dans la capitale où s’installer en famille – il est marié à un steward d’Air Canada et arrive en France avec une petite fille -, mais aussi pour faire un premier tour de piste. Aux Invalides, le siège parisien d’Air France-KLM, le nouveau boss multiplie les rendez-vous avec des membres du Comex. Il passe du temps avec Alexandre Boissy, secrétaire du Comité Exécutif du groupe et ancien directeur de cabinet de Jean-Marc Janaillac, voit Alain Bernard, en charge du long-courrier et du hub de CDG, Frédéric Gagey, le directeur financier et Armelle Hammoudo, responsable de la transformation digitale du groupe.

Outre la question des pilotes, il va falloir également rapidement trouver un modus vivendi avec KLM et son puissant patron Pieter Elbers. « Il y a un vrai problème, admet un haut fonctionnaire de l’Etat. A cause de l’inertie d’Air France, KLM ne se considère plus comme autonome, ce qui était déjà beaucoup, mais comme indépendante ! Beaucoup plus récente, la holding IAG qui réunit British Airways et Iberia est beaucoup plus intégrée. » De deux ans son aîné, le CEO de KLM était dans la short list pour prendre le job mais il a préféré rester à Amsterdam et conserver ainsi les manettes de la compagnie nationale. « La gestion des ego va être compliquée », prédit une source qui connaît les deux hommes. Sans compter qu’il va bien falloir trouver un nouveau patron à Air France, l’équipe actuelle ne pouvant, de l’avis général, rester en place beaucoup plus longtemps après le rejet du référendum de mai dernier. Des noms circulent : Tamara Primakov, une ancienne cadre d’Air France partie à la Poste puis chez Air Caraïbes, mais aussi Alain Bernard, ou Nathalie Stubler, la patronne de la filiale low cost Transavia. « Smith n’est pas chaud pour faire son choix en interne, malgré nos conseils », regrette un administrateur. La preuve peut-être qu’il ne compte pas se laisser dicter sa conduite. Comme lors de la séance de photos officielles, où il a refusé mordicus de retirer sa cravate comme on le lui conseillait.

Pauline Damour avec Jean-Michel Demetz au Canada.

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