
Chaque milliardaire possède sa légende et celle-là a eu la vie dure : à la fin de la deuxième guerre mondiale, énonçait-elle, le jeune Albert Frère poussait une charrette à bras chargée de ferrailles qu’il vendait dans les rues de Charleroi. Et c’est ainsi qu’aurait commencé la carrière du « fils du marchand de clous », né le 4 février 1926, à Fontaine-L’Evêque. Albert Frère est mort, lundi 3 décembre, à l’âge de 92 ans.
C’est ainsi, également, que se serait révélé le flair d’un entrepreneur qui allait devenir la première fortune de Belgique (elle a été estimée entre 4 et 6 milliards d’euros) et l’une des 300 premières mondiales, mais aussi « le roi du CAC 40 », premier investisseur privé dans cette France où, comme il le répétait souvent, il se sentait « tellement bien ».
Tellement bien à Courchevel, Saint-Tropez ou avenue Foch à Paris, ses multiples résidences – outre Marrakech et son petit manoir de Gerpinnes, dans ce Pays Noir de Wallonie, où il garda toujours des attaches… et une cave exceptionnelle. Les bouteilles de Haut-Bages Libéral, l’Evangile, Rieussec, Château Cheval Blanc ou La Tour du Pin, les diverses acquisitions qu’il a opérées avec son ami Bernard Arnault notamment, sont bien présentes dans ce coffre-fort sur lequel il veillait jalousement. L’art moderne fut son autre passion tardive. Sa maison de Gerpinnes et le centre névralgique du groupe, à Loverval, regorgent de chefs-d’œuvre.
Une cascade de holdings
« Rien n’arrache une larme à Albert, hormis un grand vin et un tableau de René Magritte », confia, un jour, un grand patron au Monde. Ce n’est pas tout à fait vrai : le décès prématuré de son frère aîné, Gérard, en 1978 marqua durablement celui qu’on appelait « Bezo ». Affecté par cette mort causée par un cancer du poumon, il voua une véritable haine au tabac, interdisant à tous ses employés de fumer. La disparition de son fils cadet, Charles-Albert, mort d’un accident de la route en 1999, fut un autre moment terrible qu’il compensa, une fois encore, en se réfugiant dans le travail. Massif, carré, volontiers vitupérant, l’homme était aussi un grand timide qui cachait ses émotions et détestait, plus que tout, prendre la parole en public ou donner des interviews. Hormis, peut-être, pour parler d’œnologie.
Ami de la France, Albert Frère était « tellement bien », également, dans les organes de direction d’innombrables grandes entreprises hexagonales – Total, Suez, LVMH, Pernod Ricard, Lafarge, M6, Imerys, etc. – où il fit son entrée au fil de la construction de son empire. Celui-ci, qui va lui survivre, est une impressionnante cascade de holdings dans lesquelles, à chaque niveau, intervient un co-investisseur.
C’était l’une des stratégies d’Albert Frère, celle qui lui a assuré un maximum d’influence en échange d’investissements parfois réduits. C’était la marque de fabrique du « Carolo » – c’est ainsi que sont baptisés les habitants de la région de Charleroi, une contrée dont il garda toujours l’accent.
Un réseau relationnel sans égal
Jean Vanempten, un journaliste du quotidien De Tijd auteur d’une biographie en néerlandais du magnat, distingue toutefois d’autres raisons du succès de celui qui ne fut pas un diplômé des grandes écoles : un travail acharné, un réseau relationnel sans égal et la recherche permanente des alliances les plus rentables.
En France, il fut proche des plus grands patrons. De Bernard Arnault (LVMH), son voisin et partenaire de tennis sur la Côte d’Azur, de Jean-Louis Beffa, son confident et ancien patron de Saint-Gobain (mais aussi membre du Conseil de surveillance du Monde), de Gérard Mestrallet, sa « coqueluche » et président d’Engie (ex-GDF Suez), ou de Jean-Marie Messier, l’ex-star de Vivendi, celui qui l’introduisit vraiment dans le gotha parisien des affaires.
Albert Frère fut proche, également, de Jean Gandois, l’ancien président de Sacilor, qui fut appelé au chevet de la sidérurgie wallonne en 1983 et lui permit d’arrondir ce qu’il appelait fièrement sa « galette ». Quand il décida de quitter la sidérurgie wallonne, avant qu’elle s’effondre, c’est avec Gandois qu’il négocia durement le rachat par l’Etat belge de Frère-Bourgeois Commerciale, la société issue du patrimoine familial, initialement fabrique de chaînes et d’articles de ferronnerie, qui avait permis au futur milliardaire de démarrer dans un monde des affaires dont il ignorait à peu près tout.
La revente lui rapporta, à l’époque, l’équivalent de quelques dizaines de millions d’euros, tandis que les pouvoirs publics allaient, eux, devoir éponger la dette du secteur pour tourner définitivement cette page de la glorieuse histoire industrielle de la Wallonie, deuxième puissance industrielle d’Europe, derrière la Grande-Bretagne, dans les années 1920.
« Un culot de corsaire malouin »
Une solide réputation de prédateur a, dès lors, collé aux basques d’Albert Frère, accusé d’avoir usé de redoutables stratagèmes – dont un astucieux système de commissions sur les ventes – pour gagner beaucoup d’argent et renvoyer les pertes à l’Etat. Accusé, aussi, de n’avoir, en définitive, créé ni richesse ni emplois pour son pays mais d’avoir privilégié ses seuls intérêts de financier.
Certains lui reprochent toujours de ne pas avoir consacré une partie de sa fortune à la relance de la Wallonie, qui en avait bien besoin. D’autres déplorent son manque d’intérêt pour des sociétés innovantes ou non cotées, qui aura marqué sa différence avec l’Américain Warren Buffet, auquel il a été souvent comparé pour son intuition.
Peu intéressé par la politique – sauf pour user, à son profit de ses relations avec les élus, de droite souvent, de gauche quand cela était nécessaire –, l’homme ne le fut pas davantage par le sort de ses concitoyens les plus démunis, même s’il pouvait, affirme-t-on à Charleroi, mettre parfois la main au portefeuille. « Discrètement, et sans excès… », ironise l’un de ses anciens employés.
Et la charrette à bras dans tout cela ? En 1997, José-Alain Fralon, ancien correspondant du Monde à Bruxelles et autre biographe du businessman, démontait dès les premières pages de son livre (Albert Frère, Fayard) ce qui ne fut bel et bien qu’une pure invention : jolie et entretenue par de nombreux témoignages, l’histoire était fausse mais confortait le charme populiste d’un homme que Fralon décrivait comme « sans diplôme, sans expérience et sans capital, mais doué d’un culot de corsaire malouin et d’un sens des affaires de paysan auvergnat ».
« Bezo » était le cadet d’une famille de trois enfants qui allait être très vite privée de son chef, Oscar Frère, décédé d’une pneumonie alors que le jeune Albert n’avait que 4 ans. C’est Madeleine, la maman, qui allait alors reprendre la gestion de la maison Frère-Bourgeois. Incroyablement débrouillard et audacieux, inspiré par l’une de ses devises favorites (« C’est le premier million qui compte »), le jeune Albert allait réaliser des prouesses et entrer, bien avant l’âge de 30 ans, dans le cercle des maîtres des forges wallons. Il vendit de l’acier à un monde qui, au sortir de la guerre, en manquait cruellement. Il livra en Russie, aux Etats-Unis, en Chine, au Moyen-Orient ou au Venezuela. Accommodant, il acceptait parfois de se faire payer en tonnes de pistaches ou centaines de litres de vodka.
« Liquidateur de la Belgique »
Fort de son mépris pour les ingénieurs et les « gilets blancs », grands patrons engoncés dans leurs certitudes ou banquiers prisonniers de leurs conventions, il allait, plus tard, appliquer les mêmes recettes pour conquérir d’autres secteurs. En 1981, au lendemain de l’élection de François Mitterrand, il lançait une guerre-éclair pour faire échapper les filiales étrangères du géant Paribas – son principal soutien financier durant longtemps – à la nationalisation. En Belgique, il faisait une entrée fracassante en 1982 dans le Groupe Bruxelles Lambert (GBL) et transformait cet imposant vestige de la Belgique d’antan en l’une des plus grandes sociétés de portefeuille du royaume. Il conquérait ensuite Petrofina, alors la première entreprise belge, prenait le contrôle de la banque Bruxelles Lambert, régnait sur Tractebel, géant de l’électricité, l’assureur Royale Belge et le groupe de médias RTL.
La plupart de ces grandes entreprises sont passées ensuite sous contrôle étranger, ce qui valut au magnat l’étiquette de « liquidateur de la Belgique ». Il s’en défendait, affirmant avoir seulement voulu créer des « champions internationaux ».
Il était en fait convaincu que mêmes les plus beaux fleurons du « plat pays » n’avaient aucun avenir s’ils ne nouaient pas d’alliances. Sous sa houlette, Royale Belge a donc été vendue à UAP et est aujourd’hui dans le giron d’Axa. Bruxelles Lambert est sous le contrôle du Néerlandais ING. Actionnaire important de PetroFina, Frère a permis l’acquisition de la société par Total. Et en échangeant ses parts dans le groupe électrique Tractebel, il a permis la constitution d’un vaste groupe franco-belge, Suez (devenu Engie).
De quoi lui assurer le titre de grand-croix de la Légion d’honneur, que lui remit son ami Nicolas Sarkozy en 2008. En Belgique, l’homme qui, paraît-il, rêvait surtout de voir un boulevard de Charleroi porter son nom, aura dû attendre la fin du règne de Baudouin Ier pour être fait baron par son successeur, Albert II. Très pieux, Baudouin refusait, paraît-il, d’anoblir un homme divorcé. A moins qu’il ne reprochât au bouillant Carolo d’avoir cédé quelques joyaux de la couronne à des groupes étrangers.
Garder un œil attentif sur son empire
Bosseur acharné qui, confiait-il, rêvait, comme Molière, de mourir en scène et de continuer à « s’amuser » le plus longtemps possible, « Bezo » aura attendu l’avant-veille de son 89e anniversaire pour annoncer son retrait de la vie active. En février 2015, il faisait savoir par un communiqué laconique, qu’il renonçait à son poste de patron exécutif et à celui d’administrateur du Groupe Bruxelles Lambert (GBL).
Dans la foulée, il abandonnait également son mandat d’administrateur de la société holding suisse Pargesa, qu’il avait créé avec son associé et ami québécois de toujours, Paul Desmarais, dans les années 1980. « L’ami Paul » bégayait et Frère avait un cheveu sur la langue mais bien d’autres choses unissaient ces deux hommes dont les héritiers restent aujourd’hui étroitement associés. Tous deux étaient notamment amusés par les hommes d’affaire français, qu’ils jugeaient compliqués et bavards tandis qu’eux-mêmes jugeaient plus utile de compter… Paul Desmarais, mort en 2013, aura été le vrai compagnon de route du Carolo, et son fils, Paul Jr., est vice-président du conseil d’administration de GBL.
Des rumeurs sur la détérioration de l’état de santé d’Albert Frère ont couru quand il annonça, à l’occasion de son retrait partiel, que sa succession était réglée. Elles furent totalement et formellement démenties par son entourage. Le patron voulait, en réalité, régler tous les détails de sa succession avant de passer la main, et éviter « un Dallas ». Il était toutefois résolu à garder un œil attentif sur son empire.
Une des premières victimes de la folie de Wall Street
Le bilan de son étonnante carrière aura été à peine terni par quelques échecs. Il aura perdu quelques milliards de francs belges de l’époque dans la faillite, en 1986, de Drexel Burnham Lambert, un krach bancaire qui se terminera par l’emprisonnement de Michael Milken et mettra fin aux ambitions américaines du Belge. Méfiant à l’égard des marchés parallèles et autres produits dérivés, amoureux des « belles valeurs », il aura finalement été l’une des premières victimes de la folie de Wall Street : Milken et d’autres jouaient avec les « junk bonds », les obligations pourries, et s’y sont brûlé les doigts.
En 1998, après avoir acquis le Château Cheval Blanc – classé premier grand cru de saint-emilion – avec Bernard Arnault (« copain Bernard », comme il l’appelle), le baron se serait bien vu propriétaire des champagnes Taittinger. Le Crédit agricole a toutefois mis son veto à ce rachat en 2006, après, dit la rumeur, une intervention de l’Elysée. Frère s’est dit « blessé » par cet affront.
Pas de quoi, toutefois, assombrir les dernières années de sa vie, au cours desquelles il a continué à cultiver son réseau relationnel, à améliorer son swing et à veiller sur cet empire dont certains prédisaient, à tort, qu’il ne lui survivrait pas. Fort de la devise qui figure sur ses armoiries (Amat victoria curam, « La victoire aime qu’on s’occupe d’elle »), le baron de Gerpinnes n’a rien laissé au hasard. Et il aura fait mentir ceux qui, à Paris, affirmaient que cet homme issu de nulle part aurait été dupé par « un establishment français qui se sert de sa vanité pour mieux le rouler », ainsi que le confiait un interlocuteur à José-Alain Fralon.
Non, il n’a jamais perdu la tête et, fort de sa longévité, c’est lui qui aura, jusqu’au bout, vampé et roulé bien des interlocuteurs. Pour, toujours, faire gonfler sa « galette ».
DATES
4 février 1926 Naissance à Fontaine-L’Evêque (Belgique)
Années 1980 Vend ses participations dans la sidérurgie à l’Etat belge
1982 Achète le Groupe Bruxelles Lambert
1998 Acquisition, avec Bernard Arnault, du Château Cheval Blanc
2008 Décoré de la grand-croix de la Légion d’honneur
2015 Renonce à son poste de patron exécutif et à celui d’administrateur du Groupe Bruxelles Lambert
3 décembre 2018 Mort à l’âge de 92 ans
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