La retraite attendra pour Jean-Dominique Senard. A presque 66 ans, l’actuel patron de Michelin, qui devait passer la main en mai, va reprendre du service. Le conseil d’administration de Renault se réunira ce jeudi matin à 10 heures pour entériner le départ de Carlos Ghosn, emprisonné depuis le 19 novembre au Japon pour des soupçons de malversations financières, et nommer un nouveau tandem dirigeant constitué par Jean-Dominique Senard, donc, mais aussi Thierry Bolloré, actuel adjoint de Ghosn. Le premier sera le nouveau président, non-exécutif, de Renault, dont il dirigera le conseil d’administration. Le second devrait être nommé directeur général exécutif du constructeur automobile, après avoir en pris les commandes «à titre provisoire» pour parer à la vacance du pouvoir.

Comme Carlos Ghosn, qui a effectué une bonne partie de sa carrière chez Michelin avant d’être recruté chez le constructeur automobile en 1996, Jean-Dominique Senard va donc terminer sa carrière en passant du pneu à la voiture. Un des rares points communs à ces deux hommes qui, en dehors d’être tous deux des capitaines d’industrie à la solide expérience internationale, affichent un style et des tempéraments différents, pour ne pas dire opposés.

«Conception sociale de l’entreprise»

Le nom de ce financier de formation au parcours sans accroc depuis sa sortie d’HEC – passé par Total, Saint-Gobain et Pechiney avant d’atterrir chez Michelin en 2005 comme directeur financier – revenait avec insistance ces derniers jours. Un profil idéal et très apprécié du pouvoir politique depuis plusieurs années, gauche et droite confondues, pour faire oublier Ghosn et son amour immodéré de l’argent et du luxe. «C’est un grand industriel, un homme qui a une conception sociale de l’entreprise et qui l’a démontré à plusieurs reprises», déclarait il y a quelques jours le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire.

Autant dire un pedigree aux antipodes du manager libano-brésilo-français qui tenait d’une main de fer l’alliance automobile franco-japonaise : Ghosn peut être aussi froid et sans pincettes avec ses interlocuteurs que Jean-Dominique Senard se montre prévenant et plein de délicatesse. «Il a ce côté très vieille France et extrêmement courtois qui fait son charme et le classe à part chez les grands patrons, témoigne un jeune start-upper qui l’a rencontré lors d’une des multiples conférences où «JDS», comme on l’appelle chez Michelin, venait disserter sur sa vision de l’entreprise humaniste dans un capitalisme qu’il aimerait «apaisé». Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il ait sa langue dans sa poche. Il est empathique, mais n’a rien d’un béni-oui-oui.»

Catholique fervent

Longtemps dans l’ombre, ce fils d’un ancien ambassadeur toujours tiré à quatre épingles issu de la noblesse pontificale a côtoyé dans sa jeunesse Christophe de Margerie dans le très select internat privé Sainte-Croix-des-Neiges d’Abondance (Haute-Savoie). Châtelain à Saint-Rémy-de-Provence, où sa famille installée depuis le XVIIe siècle possède un domaine viticole autour de son château de Lagoy, ce timide d’apparence a connu son baptême du feu chez Pechiney au début des années 2000. Nommé PDG en 2003, il quitte l’entreprise après avoir dû faire le sale boulot : restructurer le spécialiste français de l’aluminium après sa fusion avec le canadien Alcan. Edouard Michelin réussit alors à le convaincre de rejoindre son entreprise. A Clermont-Ferrand, Senard deviendra le premier gérant non issu de la famille fondatrice de cette multinationale présente dans 177 pays. Le fruit d’un malheureux concours de circonstances : en 2006, un an après l’arrivée de Senard, le même Edouard Michelin meurt à l’âge de 42 ans à cause d’une noyade accidentelle au large de l’île de Sein lors d’une partie de pêche.

Si les syndicats de Michelin jugent plutôt positivement son action (à l’exception de la CGT), JDS, qui aura ouvert cette institution industrielle française à une culture de services et œuvré à sa transformation numérique, n’a pourtant pas renâclé lorsqu’il a fallu prendre des décisions douloureuses. Comme lors de l’annonce de la suppression de milliers d’emplois, y compris en France dans son usine de Joué-lès-Tours, au nom de la compétitivité et de la réduction des coûts. «En même temps, cet amoureux de l’industrie ne manque jamais de s’insurger lorsqu’on lui sort le couplet fataliste de la désindustrialisation française», comme le dit un observateur. Et de fait, il n’a jamais cessé d’investir en France, où il tient à faire savoir qu’il paie l’intégralité de ses impôts. Ces dernières années, sa rémunération (3,8 millions d’euros pour 2017, soit une augmentation de 15% en un an) a eu tendance à croître en ligne avec la hausse des bénéfices de Michelin. Mais ce catholique fervent a tenu à ce qu’elle soit «modérée» par rapport à ce qu’il aurait pu obtenir.

Hauteur de vue

Aussi anti-bling-bling que son employeur, celui que l’on voit régulièrement faire ses longueurs à la piscine municipale de Clermont-Ferrand aura longtemps attendu avant de s’exposer dans l’arène publique et d’assumer un rôle plus politique. Devenu vice-président de l’Institut Montaigne en 2017 et membre du Siècle, il a rédigé avec l’ex-dirigeante de la CFDT Nicole Notat, en prévision de la loi Pacte, un rapport («L’entreprise, objet d’intérêt collectif») sur l’entreprise et l’intérêt général à la demande de la ministre du Travail, Muriel Pénicaud. Un rôle sur mesure qui lui a permis de promouvoir sa vision d’une entreprise pas uniquement centrée sur le profit mais intégrant également de nouvelles préoccupations sociales et environnementales.

Dans les milieux patronaux, on estime que sa hauteur de vue et son image consensuelle en auraient fait un excellent successeur à Pierre Gattaz à la tête du Medef. Une mission à laquelle ce passionné de géopolitique, archi-favori, se préparait discrètement. Jusqu’à être contraint de renoncer en décembre 2017 : le conseil exécutif du mouvement a en effet refusé de modifier la limite d’âge maximale – 64 ans – pour pouvoir briguer la présidence.

JDS n’a jamais dit un mot de cet épisode, mais on imagine que pour cet hyperactif père de trois enfants, vice-président de la Réunion de la noblesse pontificale (RNP), la perspective de ne plus avoir à courir le monde et les rendez-vous a pu susciter quelques déceptions. A la tête du conseil de surveillance de Renault, où il devra pacifier les relations avec l’actionnaire public (l’Etat détient encore 15% des parts) et surtout sauver l’alliance avec Mitsubishi et Nissan en défendant au mieux les intérêts français, JDS va pouvoir s’investir à fond dans cet art qu’est la gouvernance d’entreprise. Un art d’autant plus délicat quand il concerne deux pays aux cultures bien tranchées. Un nouveau défi de taille pour Jean-Dominique Senard, dont on attend qu’il devienne le nouveau sage de Renault chargé de panser les plaies après le traumatisme qu’a constitué la chute de l’empereur Ghosn.

Christophe Alix