Un système judiciaire japonais « injuste », qui « condamne à 99 % », avec des conditions carcérales trop dures... Tels sont les arguments qu'a invoqués Carlos Ghosn pour se défendre, lors de sa conférence de presse mercredi à Beyrouth, après avoir fui la justice japonaise qui l'avait arrêté en 2018, le tout dans des conditions rocambolesques. Les juges japonais ont d'ailleurs émis un mandat d'arrêt international à son encontre.
L'ex-PDG de Renault-Nissan a émis de nombreuses critiques envers les autorités japonaises qui, en réponse, ont jugé ses attaques « inacceptables ».
Ces différentes attaques méritent d'être nuancées, comme nous l'expliquent des spécialistes de la justice japonaise.
« Présumé coupable » par une justice « rétrograde »
Dans un entretien à la chaîne libanaise LBC, Carlos Ghosn s'est dit « plus à l'aise » avec la justice libanaise qu'avec la justice japonaise, qu'il juge « rétrograde ». Lors de sa conférence, il s'était déjà plaint d'avoir été immédiatement « présumé coupable ».
« La présomption d'innocence existe comme un principe pénal fondamental », analyse cependant Isabelle Konuma, chercheuse à l'Inalco et spécialiste du droit japonais, interrogée par Le Parisien. « Le Japon a signé et ratifié en 1979 le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 qui, dans son article 14, énonce l'égalité devant la justice, le droit au silence et la présomption d'innocence entre autres, et il s'agit d'un principe central du droit de la procédure pénale, même si celui-ci nécessite incontestablement des ajustements dans le cas japonais. »
« Une cellule sans fenêtre, lumière jour et nuit, douche deux fois par semaine »
Carlos Ghosn a notamment dénoncé des conditions qui, aux yeux des Français, peuvent apparaître sévères : pas de montre, lumière allumée, douches deux fois par semaine - trois en été - lever, repas et coucher à des horaires stricts. Les cellules restent généralement propres et la violence carcérale inexistante.
Pour Isabelle Konuma, ces critiques peuvent vite « mener à des crispations qui dépassent largement des considérations purement juridiques ». En clair, certaines critiques portent sur des pratiques qui n'ont rien à voir avec la justice.
« L'exemple flagrant, exaspérant, est d'entendre que les détenus dorment par terre », explique-t-elle. « Le fait de dormir par terre n'est nullement perçu au Japon comme une forme de maltraitance, mais relève tout simplement d'une pratique habituelle encore très fortement ancrée dans la société japonaise. Personne ne dirait au Japon que les enfants dormant sur un futon sont maltraités », assure-t-elle.
Quant aux repas, qui ressemblent à ceux des cantines scolaires du pays, ils sont constitués en général d'une petite entrée, d'un plat principal (viande ou poisson), d'un bol de riz et d'une soupe. Le menu basique des Japonais.
« Interdiction de voir ma femme. J'avais l'impression de ne plus être un humain »
Même après avoir été libéré sous caution, Carlos Ghosn n'avait pas le droit de voir son épouse Carole. « Sa femme étant soupçonnée d'être partie prenante d'un des volets de l'affaire, il lui était interdit de la voir et de la contacter comme les autres protagonistes », a souligné jeudi la ministre japonaise des Affaires juridiques, Masako Mori. Les autres membres de sa famille pouvaient en revanche lui rendre visite sans difficulté.
Carlos Ghosn n'était pas surveillé 24 heures sur 24 par les policiers, il était libre de se mouvoir à l'intérieur du Japon pour une durée de 72 heures sans autorisation spéciale du juge.
« Des interrogatoires jour et nuit, jusqu'à 8 heures, sans avocat »
Carlos Ghosn s'est aussi plaint de longs interrogatoires, qui pouvaient durer jusqu'à huit heures d'affilée, sans avocat. « Ils les multiplient car ils n'ont que 22 jours au maximum pour décider d'inculper ou non », explique un avocat japonais, Yasuyuki Takai.
« L'avocat est absent de ces séances mais peut être consulté le reste du temps. C'est un choix que nous avons fait au terme de longs débats avec des universitaires, des magistrats et des avocats. En revanche, tous les interrogatoires sont filmés et enregistrés et le suspect a le droit de garder le silence », précise un fonctionnaire du ministère japonais des Affaires juridiques, qui s'exprime anonymement.
Les conditions de détention japonaises font cependant l'objet de débats. Isabelle Konuma précise qu'elles « sont critiquées par de nombreux juristes japonais dont notamment les avocats, qui, en avril 2019, ont lancé une pétition signée par 1 010 juristes (avocats et chercheurs) pour la réforme de la procédure de détention. L'affaire Ghosn a au moins le mérite de lancer des débats publics au Japon sur les conditions de détention, notamment sur la durée et la présence de l'avocat ».
« Un taux de condamnation de plus de 99 % »
C'est un argument souvent employé par la défense et les proches de Carlos Ghosn. La justice japonaise se targue d'un taux de condamnation de plus de 99 %, ce qui laisserait entendre qu'une personne inculpée a peu de chances de s'en sortir.
« Le taux de condamnations doit être complété par le taux de poursuites », nuance Isabelle Konuma. « Au Japon, le système de juge d'instruction n'existe pas, et c'est le parquet qui décide si le tribunal doit être saisi. Le taux de poursuites s'élève ainsi à 37,5 % en 2018, un chiffre qui doit être rappelé pour nuancer les 99,4 % : ce taux de culpabilité extrêmement haut s'explique par la sélection assez rigoureuse faite par le parquet des affaires qui mériteraient d'être jugées et par la minutie des enquêtes », développe-t-elle.
« Ce n'est même pas un délit »
Carlos Ghosn affirme avoir aussi été arrêté « pour une rémunération qui n'a pas été fixée, qui n'a pas fait l'objet d'une décision et n'a pas été versée. Dans de nombreux pays, ce n'est pas une raison pour arrêter les gens, ce n'est même pas un délit », assure-t-il.
Les arrestations sont pourtant bien encadrées au Japon. Hormis les cas de flagrant délit, l'arrestation ne peut se faire sans un mandat émis par un juge. Les motifs sont immédiatement notifiés à l'intéressé.
La durée de garde à vue se découpe comme suit : dans le cas d'une arrestation par le bureau des procureurs, celui-ci doit décider dans un délai de 48 heures s'il demande ou non une prolongation de dix jours pour poursuivre les interrogatoires. Au terme de ce délai, une nouvelle prolongation de dix jours peut être demandée.
« Un mandat d'arrestation ne vaut que pour un soupçon. Plusieurs arrestations et gardes à vue peuvent se succéder », explique l'avocat Yasuyuki Takai. En cas d'inculpation, une période de détention provisoire est déclenchée. Elle peut être interrompue par une libération sous caution décidée par le juge.
Dans le cas de Carlos Ghosn, « le fait qu'il habitait à l'étranger, avait des moyens et une grande influence, a constitué un des arguments de son arrestation, car il était hautement probable qu'il se serait immédiatement enfui en cas de notification simple d'une enquête à son encontre », précise le fonctionnaire anonyme du ministère japonais des Affaires juridiques.
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