Les soucis de Carlos Ghosn pourraient, à l’avenir, être de moins en moins japonais et de plus en plus français. Depuis sa fuite de Tokyo, le 29 décembre, l’ancien patron de Renault-Nissan, installé à Beyrouth, a mis une certaine distance avec les accusations de dissimulation de revenus et de détournements de fonds dont il fait l’objet. En revanche, durant la conférence de presse qu’il a tenue à Beyrouth le 7 janvier, Carlos Ghosn a indiqué qu’il répondrait à une éventuelle convocation de la justice française.

Or, cette éventualité pourrait se produire peut-être plus rapidement qu’il ne le pense. L’ancien PDG de Renault-Nissan est, en France, sous le coup de deux enquêtes pénales et d’un contrôle fiscal lancé par les services du ministère de l’Economie. La procédure la plus avancée est celle déclenchée par le Parquet national financier (PNF), requis pour les affaires sensibles. Il a ouvert une information judiciaire pour «corruption, abus de bien sociaux et trafic d’influence». Trois juges d’instruction spécialisés en matière financière ont été désignés pour faire la lumière sur plusieurs soupçons qui planent sur Ghosn. Il s’agit essentiellement d’une série de dépenses personnelles d’un montant total de 11 millions d’euros dont le paiement aurait été effectué par Renault-Nissan BV, une filiale commune des deux constructeurs, installée à Amsterdam.

11 millions de dépenses litigieuses

Cette société a été officiellement créée pour financer des projets de recherche et de développement ou des synergies entre les deux entreprises. Mais elle pourrait avoir servi de tirelire pour rémunérer une série de consultants dont la réalité de l’activité n’est pas totalement démontrée, ou encore prendre en charge des dépenses privées et non liées à l’activité professionnelle de Carlos Ghosn, alors PDG de Renault-Nissan. Le cabinet français d’audit Mazars, secondé par le cabinet d’avocats néerlandais Vandorne, a réalisé à la demande de Renault, un rapport sur ces dépenses. Ce document est aujourd’hui entre les mains de la justice et notamment le parquet de Nanterre (Hauts-de-Seine) et le Parquet national financier. Il ressort donc de ce rapport que 11 millions d’euros de dépenses «non professionnelles» de Carlos Ghosn auraient été réglés par la filiale Renault-Nissan BV entre 2009 et 2018.

Ce document qui pourrait déclencher une convocation judiciaire de l’ancien PDG de Renault-Nissan pointe trois types de dépenses litigieuses. Des frais de réception qui pourraient avoir un caractère privé, des déplacements effectués à bord de l’avion acquis par Nissan pour des motifs personnels ou encore des donations à des établissements d’enseignement situés au Liban, l’un des trois Etats dont Carlos Ghosn a la nationalité et où il a effectué ses études jusqu’au bac.

De Cannes à Rio

Au chapitre des réceptions, ce sont les invitations de Carlos Ghosn au Festival de Cannes, au carnaval de Rio ou encore à Versailles pour les quinze ans de l’alliance Renault-Nissan qui lui sont reprochées. Ainsi en 2018, les invitations lancées par Carlos Ghosn dans le cadre du Festival de Cannes sont facturées 350 000 euros. Il est vrai que tout le monde loge dans un des plus coûteux palaces du coin, l’Eden Roc, à Antibes. Et, en cette période particulière, il n’est possible de réserver que pour 12 nuits au minimum soit la durée du festival. Les auditeurs du cabinet Mazars vont jusqu’à établir un décompte précis des invités du PDG : ils sont 20, et à séparer les convives «professionnels» des «non professionnels» au nombre de 11.

Les déplacements à bord du Gulfstream G650 immatriculé NI55AN dévolu au PDG sont également passés au crible. L’heure de vol de ce jet à long rayon d’action est évaluée à 13 600 euros. Les auditeurs du cabinet Mazars recensent 34 vols sans objet professionnel du type Paris-Marrakech ou encore Ibiza, Beyrouth, Palma de Majorque. Il y en aurait pour 3 millions d’euros.

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Le sponsoring effectué par la filiale RNBV est par ailleurs examiné à la loupe. Or des donations ont été effectuées à un certain nombre d’établissements d’enseignement situés à Beyrouth. Notamment l’université américaine ou encore l’université Saint-Joseph. Ce sont toutefois des lieux où Carlos Ghosn n’a pas été étudiant. Le collège qu’il a fréquenté, Notre-Dame-de-Jamhour, est également sur la liste mais c’est celui qui reçoit la plus faible dotation.

Dati et Bauer, chers «consultants»

Enfin, les consultants recrutés par RNBV sont pointés par ce rapport d’audit et plus précisément deux d’entre eux. L’ancienne ministre la Justice Rachida Dati devenue avocate à partir de février 2010. Elle a perçu 900 000 euros d’honoraires sur trois ans pour conseiller l’Alliance Renault-Nissan sur son développement au Maghreb et au Proche-Orient. Le rapport s’interroge sur les factures non détaillées émises par l’avocate et l’absence de rapport annuel sur ses activités. Contactée par Libération, Rachida Dati n’a pas réagi. Le consultant en sécurité Alain Bauer est lui aussi mentionné pour un million d’honoraires perçus par sa société entre 2012 et 2016. Sollicité par Libération, il indique être intervenu auprès de Renault à la demande de l’Etat après l’affaire dite des «faux espions» (accusés à tort d’avoir vendu des secrets industriels de la firme). Son travail consiste alors à restructurer la direction de la sécurité et de la conformité de Renault. «Je constate que pour la réalisation de cet audit, Mazars n’a pas pris la peine de me contacter. Quant aux prestations que j’ai réalisées pour le compte de Renault il y a largement de quoi remplir plusieurs caisses de documents», précise-t-il avant de conclure : «J’espère que le cabinet Mazars fait mieux ses audits comptables que ses enquêtes de ce type.»

Le rapport note en outre le peu de contrôle financier de Renault et Nissan sur leur filiale commune dont le budget n’a pourtant cessé d’augmenter. Il est passé de 30 millions d’euros en 2009 à 98,2 millions en 2018. Carlos Ghosn a été entendu à deux reprises avant la clôture de ce document. Il a réservé la plupart de ses réponses en indiquant qu’il n’avait pu garder pour les examiner les documents sur lesquels on lui demandait de justifier ses dépenses.

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La défense de Carlos Ghosn promet une contre-attaque dans les deux semaines qui viennent et n’exclut pas de poursuivre en justice le cabinet Mazars auteur de ce rapport.

Franck Bouaziz