L'ampleur de la pénurie de carburant dans les stations-service a-t-elle été sous-estimée ? Depuis plusieurs jours, franceinfo reçoit régulièrement des messages d'internautes qui s'étonnent des chiffres communiqués par le gouvernement : "27% des stations avec une essence en rupture, de Nogent à Mitry, je viens de rendre visite à 17 stations totalement fermées ! Que madame la ministre nous explique sur quelles données sont basés ses chiffres", s'indignait ainsi un lecteur sous le pseudonyme de Marc Nogent, lundi 17 octobre.
Afin de vérifier les données officielles, franceinfo a sorti sa calculette. Mais impossible de tomber sur les mêmes chiffres que ceux transmis par le gouvernement. Ce travail, réalisé en collaboration avec la cellule data du Figaro, montre qu'en appliquant la même méthodologie que celle de l'exécutif, à partir de la même source de données, les chiffres que nous obtenons sont supérieurs de 8 à 20 points de pourcentage à ceux du gouvernement. L'AFP, qui a réalisé un travail similaire sur les données officielles, arrive aux mêmes conclusions, avec des taux de rupture de carburants "bien supérieurs" à ceux de l'exécutif. Interrogé par franceinfo, le gouvernement explique qu'il dispose de paramètres supplémentaires d'analyse.
Franceinfo a donc interrogé la base de données du site www.prix-carburants.gouv.fr, indiquée comme source sur le site du ministère de la Transition énergétique (lire la méthodologie détaillée à la fin de l'article). Cette plateforme gérée par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), met en libre accès des informations mises à jour quotidiennement (suivi tarifaire et disponibilité des carburants des stations-service de France hexagonale). Le résultat de nos calculs, dans le graphique ci-dessous, montre d'importantes différences.
L'écart est marqué dès les premières communications faites par le gouvernement, le 5 octobre. Ce jour-là, le porte-parole du gouvernement, Olivier Véran, a fait état de "12% des stations à l'échelle du pays qui rencontrent des difficultés sur au moins un type de carburant".
Or les chiffres calculés par franceinfo indiquent un taux de 20% de stations en difficulté cette même journée, soit huit points de pourcentage supplémentaires. Cet écart avec les chiffres officiels va ensuite s'élargir au fil des jours. La plus grande différence a été atteinte lundi 17 octobre, avec un taux de stations en difficulté de 50% selon nos calculs, contre 28% d'après le gouvernement.
Interrogé par franceinfo, le ministère de la Transition énergétique identifie "plusieurs facteurs qui peuvent justifier ces écarts". Tout d'abord, le ministère affirme s'appuyer sur des données plus fines que celles que la DGCCRF propose en téléchargement pour le grand public sur le site www.prix-carburants.gouv.fr. "La base dont nous disposons provient d'un portail spécifique qui a une fonctionnalité spécifique basée sur les déclarations de rupture", précise le ministère, qui affirme avoir ainsi accès à un indicateur supplémentaire dit "de disponibilité", renseigné par les stations-service pour faire savoir quels carburants elles distribuent.
Cette information n'est effectivement pas présente en tant que telle dans les données téléchargeables sur le site www.prix-carburants.gouv.fr. Mais elle peut être déduite à partir de la liste des carburants pour lesquels chaque station indique des prix et des ruptures.
Le ministère avance ensuite comme deuxième cause possible "les erreurs de remplissage". Les données de la DGCCRF sont déclarées directement par les gérants des stations-service eux-mêmes. "Or, dans cette période de forte tension, on peut imaginer qu'il y ait des erreurs de remplissage des stations-service et donc une confusion faite entre ce qui est une rupture et ce qui est de la non-distribution, en particulier sur les essences", affirme le ministère.
Ce risque d'erreurs de saisie est également souligné par le statisticien Jean Dupin, qui a travaillé sur les données du site www.prix-carburants.gouv.fr, dans le cadre d'une étude de l'Insee sur les prix des carburants en Bourgogne-Franche-Comté. Interrogé par franceinfo à propos des déclarations de rupture, il met en garde sur un "élément sûrement très volatile et sensible aux erreurs de saisies ainsi qu'à la non-assiduité de certaines stations".
Pour prendre la température, franceinfo a contacté mardi matin, au hasard, un échantillon de cinq stations-service qui étaient alors en rupture d'au moins un carburant, selon les données de la DGCCRF. Toutes ont confirmé les informations contenues dans la base de données.
Les chiffres du gouvernement sont également contredits par ceux recensés sur les cartes participatives enrichies par les remontées des automobilistes sur internet et via des applications mobiles. Plusieurs sites comme mon-essence.fr ou Gasoil Now proposent ces cartes souvent décrites comme les plus fiables pour avoir un état en temps réel des ruptures sur un territoire donné.
Mercredi 19 octobre, à la mi-journée, le site mon-essence.fr faisait état de près de 4 240 stations en rupture totale ou partielle de carburants. Rapporté à l'ensemble des stations-service de l'Hexagone (11 000 selon le ministère de la Transition énergétique), cela donne un taux de 39% de stations en difficulté. Un résultat identique à celui calculé par franceinfo pour la journée entière (39% également), mais toujours très au-dessus du taux de 20,3% estimé par le gouvernement.
Dès lors, comment expliquer ces écarts ? Franceinfo a constaté que les taux de rupture se rapprochent de ceux communiqués par le gouvernement pour ces derniers jours, en enlevant la variante E10 du sans-plomb 95 de nos calculs. Ce carburant, composé à 90% de sans-plomb 95 et de 10% d'éthanol, a été introduit en 2009 en France. Il a désormais souvent remplacé le sans-plomb 95 pur et est devenu l'essence la plus vendue dans l'Hexagone.
Interrogé sur cette possibilité, le ministère affirme que les trois essences (SP98, SP95 et SP95-E10) sont bien prises en compte dans "un cahier des charges qui est donné à un prestataire [le ministère ne précise pas quel prestataire] qui fait l'extraction, qui est retraitée par nos services mais assez peu finalement". La DGCCRF a de son côté refusé de commenter auprès de franceinfo les chiffres calculés à partir de sa propre base de données, affirmant que "le ministère de la Transition énergétique a sa propre méthode de calcul". Une méthode que tout le monde est bien en peine de comprendre.
Méthodologie
La méthodologie du gouvernement pour calculer les taux journaliers de stations-service en difficulté est précisée sur le site du ministère de la Transition écologique, sur une page titrée "Situation de l'approvisionnement en carburant". Il y est précisé que les données utilisées "proviennent du site www.prix-carburants.gouv.fr". Cette plateforme, gérée par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), met en libre accès des informations mises à jour quotidiennement (suivi tarifaire et disponibilité des carburants des stations-service de France hexagonale).
"Les stations-service déclarent deux fois par jour (avant 8 heures et avant 16 heures) la disponibilité de chaque produit sur ce portail", écrit le ministère. Mais toutes les stations-service de France ne sont pas tenues de renseigner cette base de données. Seules "les stations qui vendent plus de 500 mètres cubes par an ont l'obligation de faire cette déclaration, soit environ 9 800 sur 11 000", ajoute le ministère.
Interrogé par franceinfo, le ministère précise par ailleurs qu'il considère une station en difficulté si elle est en rupture d'essence ou de diesel. Et que pour qu'une station soit jugée en rupture d'essence, il faut qu'elle n'ait plus ni de sans-plomb 95, ni de sans-plomb 95 E10, ni de sans-plomb 98. Ces trois carburants étant considérés "comme potentiellement substituables" par le ministère.
Lors de nos analyses de la base prix-carburants.gouv.fr, nous avons pu constater des différences dans la restitution des ruptures entre le fichier agrégeant toutes les remontées depuis le début de l'année (utilisé par franceinfo) et les fichiers quotidiens (utilisés notamment par Le Figaro). Des différences qui peuvent expliquer certains écarts dans les calculs respectifs de franceinfo et du Figaro.
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