
Comme pour conjurer le sort, Denis Kessler, président du groupe de réassurance Scor, avait donné « rendez-vous l'année prochaine » aux actionnaires lors de la dernière assemblée générale, le 25 mai. Il n'aura finalement pas pu tenir cet engagement : affaibli depuis plusieurs mois, le patron charismatique, le « sauveur » même de Scor, a été emporté par la maladie ce vendredi 9 juin à l'âge de 71 ans.
C'est peu dire que c'est une figure du monde du l'assurance qui s'en va. La (ré)assurance est un petit monde où tout le monde se connaît. C'est surtout une personnalité incontournable du monde des affaires, du patronat et de la science économique, un domaine dans lequel il fait figure d'érudit, notamment lorsqu'il exerçait à Paris X-Nanterre aux côtés des Dominique Strauss-Kahn, Michel Aglietta, Philippe Herzog ou Raymond Courbis. Il aura marqué son époque par un libéralisme décomplexé dans tous les grands débats économiques et sociaux lorsque la gauche était au pouvoir. Il fût notamment un adversaire acharné de la réduction du temps de travail à 35 heures par semaine.
Le sauveur de Scor
« Je suis avant tout un scientifique », aimait-il répéter, comme pour clore la discussion. Car Denis Kessler savait intimider ces interlocuteurs, il avait la réputation d'être colérique, rancunier et provocateur. Mais il savait également séduire, se montrer même sympathique pendant la pause-café. Son côté rugueux n'était pour lui que l'expression de fortes convictions, sans langue de bois.
La science, Denis Kessler, en a usé pour redresser les comptes de Scor, une institution financière alors au bord de la faillite dont il a pris les rênes en novembre 2002. Il avait répondu présent à l'appel désespéré du principal actionnaire de Scor à l'époque, Groupama, pendant le week-end de la Toussaint.
En vingt ans, Denis Kessler aura su hisser le réassureur de la huitième à la quatrième place mondiale, essentiellement par croissance interne, en veillant strictement aux ratios prudentiels et à la notation financière, comme le lait sur le feu. Les modèles, les probabilités étaient son élément, et il en était fier. Il savait sortir des catastrophes naturelles pour prédire, avant tout le monde, le retour de l'inflation !
Couac de gouvernance
La réussite est incontestable et incontestée. Elle a cependant été quelque peu ternie ces derniers mois sur des questions de gouvernance. Denis Kessler a finalement, de mauvaise grâce, quitté la direction générale en juin 2021, mais il n'a pas su éviter une succession chaotique. Pas moins de trois directeurs généraux en deux ans, dont le dernier, Thierry Léger, vient d'être confirmé à l'issue de l'assemblée générale.
Un épisode mal vécu en interne, dans une maison qui fit preuve jusqu'ici d'une remarquable stabilité de sa gouvernance. Mais chacun savait que Denis Kessler, qui a consacré la moitié de sa vie professionnelle à Scor, aurait du mal à lâcher prise. Pourtant, il avait fait de la gouvernance une vertu cardinale de la bonne marche des affaires.
C'est pour cette raison (entre autres) qu'il s'était violemment opposé à la tentative de rachat de Scor durant l'été 2018 par l'assureur Covéa, menée par son PDG Thierry Derez, jugé trop opaque dans sa gouvernance. La bataille sans merci entre les deux hommes fit trembler la place de Paris et provoqua même des tentatives de médiation du superviseur. La paix fût finalement conclue en juin 2021, mettant un terme à de multiples actions judiciaires.
Cette bataille homérique est à l'image du personnage de Denis Kessler. Ce dernier n'a jamais hésité à se jeter dans l'arène. C'est même sa marque de fabrique forgée lors de ses années passées dans les instances patronales, d'abord à la tête de la Fédération Française des sociétés d'assurance (FFSA), de 1990 à 1997, puis en tant que vice-président du CNPF, et surtout en tant vice-président et cofondateur du Medef, de 1999 à 2002, sous la présidence d'Ernest-Antoine Seillière.
Enfant terrible du patronat
Il aura été de tous les combats, contre les 35 heures ou pour les fonds de pension, l'inspirateur de la refondation sociale pour tenter de contourner le gouvernement Jospin dans le dialogue social. C'est l'époque de « l'enfant terrible du patronat » dont la fougue n'était pas toujours partagée par les patrons eux-mêmes.
Ses idées, souvent taxées d'ultralibérales, pouvaient en effet effrayer un patronat plus soucieux de paix sociale, notamment dans les fédérations patronales industrielles, plus rompues au compromis avec les syndicats que les assureurs ou les banquiers.
De fait, Denis Kessler a toujours voulu renverser les tables, revoir le système de fond en comble, en s'inquiétant d'une France à la traîne dans la compétition internationale. Il a toujours aimé ce rôle d'agitateur d'idées dans le débat public, un rôle qu'il a dû cependant abandonner lorsqu'il a pris la tête de Scor. Il savait d'expérience qu'il ne pouvait pas à la fois diriger une entreprise et être le théoricien du changement.
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