Deux jours après le début des révélations de l’enquête</a> internationale « Paradise Papers », menée conjointement par Le Monde</a>, le Consortium international</a> des journalistes d’investigation (ICIJ) et 95 médias</a> dans le monde</a>, Gabriel Zucman, économiste spécialiste des paradis fiscaux et des inégalités, a répondu, mardi 7 novembre, aux questions des lecteurs du Monde.fr.
Lire la tribune de Gabriel Zucman (édition abonnés) : « 40 % des profits des multinationales sont délocalisés dans les paradis fiscaux »
Igrekess : Bonjour. Je suis surpris que l’estimation de Gabriel Zucman soit « seulement » de 20 milliards d’euros, alors que, par exemple, sur le site du ministère de l’économie pour l’année 2012 l’estimation est entre 60 milliards et 80 milliards, dont 40 % rien que pour la fraude à l’impôt sur les société</a>s. Pourriez-vous</a> plus détailler</a> ce chiffre de 20 milliards ?
Le chiffre de 20 milliards inclut deux formes d’évasion fiscale internationale. D’une part, l’optimisation fiscale des multinationales (environ 11 milliards d’euros par an) et, d’autre part, la fraude fiscale des particuliers dans les paradis fiscaux (environ 10 milliards d’euros par an).
Le chiffre de 20 milliards exclut, cependant, toutes les autres formes d’évasion fiscale, comme celle purement hexagonale, contrairement à celui du ministère de l’économie. Concrètement, l’évasion fiscale hexagonale inclut le travail</a> non déclaré, la fraude des indépendants, la fraude à la TVA et la fraude sociale.
Kevin : Beaucoup de financiers publics soulignent que les impôts indirects de type TVA sont beaucoup plus difficiles à frauder</a> que l’impôt direct. Ne faudrait-il pas remplacer</a> tous les impôts directs par des impôts</a> sur la consommation</a> ?
A l’inverse, ce qu’il faut faire</a>, c’est adapter</a> nos impôts directs à la réalité de la mondialisation. Concrètement, il faut changer</a> la façon dont on taxe les profits des multinationales. Pour cela, il faut modifier</a> la façon dont on calcule l’assiette fiscale en France</a>.
Prenez l’exemple d’Apple : si Apple fait 100 milliards d’euros de profits au niveau mondial et 10 % de ses ventes en France, alors on pourrait dire</a> que 10 % de ces profits mondiaux sont taxables en France. On appliquerait alors sur cette base le taux d’imposition français. Cette façon de faire mettrait un terme à l’optimisation fiscale des multinationales, parce qu’Apple</a> ne peut pas envoyer</a> ses clients aux Bermudes. Dans ce système, on continue à taxer</a> les profits, simplement, on change la façon dont les profits sont alloués dans les différents pays où les multinationales opèrent.
Rémi : A combien estime-t-on le montant de l’évasion fiscale ou de la réduction fiscale pour ces grandes fortunes à l’échelle du monde, de la France ?
Au niveau mondial, les pertes de recettes</a> fiscales concernant les grandes fortunes s’élèvent à environ 155 milliards d’euros par an. En France, elles sont de l’ordre de 10 milliards d’euros par an. Parmi les pays les plus touchés par l’évasion des grandes fortunes, on trouve un certain nombre de pays de l’Europe</a> continentale, comme la France, l’Allemagne</a>, l’Espagne</a>, l’Italie</a>, ainsi que nombre de pays en développement</a>, en Amérique latine et en Afrique</a>.
Mais le record en la matière est sans doute atteint par la Russie</a>, où près de la moitié de la richesse financière du pays est détenue offshore.
Lunettedapproche : M. Zucman, vous avez évoqué, il y a quelques jours, la possibilité pour un Etat, et la France en particulier, d’adopter immédiatement une loi afin d’empêcher de grandes marques de « délocaliser » leurs revenus dans le pays concerné dans un paradis fiscal. Et pourquoi ce type de loi cela ne serait pas pris par l’Union européenne</a> ? Pouvez-vous détailler ? Merci.
Il est très important de comprendre</a> que la France peut réformer</a> sa fiscalité unilatéralement. Nul besoin d’avoir l’imprimatur de l’Irlande</a> ou du Luxembourg</a> pour cela. On peut continuer</a> à essayer</a> de négocier</a> avec les paradis fiscaux au sein de l’Europe, mais cela risque de prendre</a> des décennies. A ce stade, il vaut mieux que la France fasse cavalier seul en adoptant le système susmentionné.
D’ailleurs, un tel système existe déjà à l’intérieur des Etats-Unis pour ventiler</a> les profits entre chaque Etat fédéral (Californie, New York, etc.). Ce système fonctionne bien et il ne nécessite pas d’accord international ou d’unanimité, même si la coopération</a> internationale est toujours préférable.
Greg : Quel est l’impact de l’évasion fiscale sur notre quotidien ?
Les impôts que les multinationales et les ultrariches ne paient pas doivent être</a> compensés par plus d’impôts prélevés sur le reste de la population</a>. Cela est non seulement injuste, mais cela contribue aussi à l’augmentation des inégalités.
Lorsque les impôts ne sont pas augmentés pour le reste de la population, les dépenses publiques doivent être baissées. Les recettes que l’Europe perd à cause de l’évasion fiscale des multinationales correspondent à l’équivalent de la moitié des dépenses publiques de l’UE pour l’enseignement supérieur</a>.
Nina : Comment le gouvernement va-t-il réussir</a> à avoir</a> des informations sur le patrimoine et les revenus des plus riches maintenant que l’ISF</a> est supprimé ?
Effectivement, avec la suppression de l’ISF, c’est une source de données irremplaçable sur les grandes fortunes qui disparaît. L’ISF avait des problèmes, étant donné que les fraudeurs fiscaux ne déclaraient pas au fisc leurs avoirs à l’étranger. Mais en le supprimant on a fait un pas du côté de l’opacité et non pas de la transparence financière.
(…) Pour faire des progrès en la matière, nous devrions créer</a> des cadastres financiers, qui enregistreraient les propriétaires effectifs des titres financiers. Ces informations sont déjà collectées par des établissements privés, les dépositaires centraux, comme Euroclear et Clearstream, mais elles ne sont pas utilisées à des fins de transparence financière.
Thomas : M. Zucman, en taxant les multinationales, ne risquent-elles pas d’augmenter le prix de leurs produits afin que ce soit les consommateurs qui payent la taxe ?
Il est important de comprendre que dans la réforme que je propose, ce sont les profits qui sont taxés et non les ventes. La théorie économique et les éléments de preuve disponibles montrent que l’impôt sur le profit des sociétés pèse avant tout sur le capital, et il n’y a pas d’indication que ce soit un impôt particulièrement inflationniste.
Carine : Que répondent les politiques quand vous leur proposez votre modèle fiscal ?
Il y a un conservatisme intellectuel et fiscal très fort en France. La classe politique</a> semble convaincue que la bonne façon de répondre</a> aux problèmes d’optimisation fiscale, c’est de moins taxer les multinationales. Or, rien n’est plus faux. Il est possible de continuer à les taxer, mais d’une façon qui soit parfaitement adaptée à la mondialisation.
AD : Dans quelle mesure pensez-vous que la sortie des « Paradise Papers » serait de nature à influencer</a> significativement l’évolution de l’élaboration des BEPS actuellement en cours au niveau de l’OCDE pour lutter</a> contre l’évasion fiscale ?
Malheureusement, BEPS ne va pas dans la bonne direction. Cet ensemble de réformes porté par l’OCDE vise à modifier à la marge le système d’imposition actuel des multinationales. Or, ce système est clairement à bout de souffle, ce que l’OCDE se refuse à reconnaître</a>.
Ce qu’on observe, c’est qu’à chaque fois qu’une faille fiscale est repérée les multinationales en trouvent dix autres. On le voit avec le cas Apple révélé par les « Paradise Papers » : après que l’Irlande a décidé de mettre</a> un terme au sandwich irlandais (lire</a> ci-dessous), Apple a demandé au cabinet d’avocats fiscalistes Appleby de lui trouver</a> un montage similaire à Jersey.
Lire l’enquête en édition abonnés : « Paradise Papers » : Jersey, l’échappatoire fiscale d’Apple pour continuer à minimiser son impôt
Il faut un changement de philosophie complet pour mettre un terme à cette pratique.
* « Sandwich irlandais » ou « double irlandais » : montage fiscal permettant de diminuer</a> l’impôt payé en créant en Irlande une société au statut « hybride ». Ce statut permet à la société créée de faire ses affaires dans le cadre du droit commercial irlandais, tout en établissant sa résidence fiscale dans un paradis fiscal – ou nulle part – et évitant ainsi l’impôt. L’Irlande a adopté une réforme fiscale visant à supprimer</a> ce statut à l’horizon 2020. Lire</a> notre lexique de l’offshore.
http://www.lemonde.fr/paradise-papers/article/2017/11/07/gabriel-zucman-l-evasion-fiscale-est-non-seulement-injuste-mais-augmente-aussi-les-inegalites_5211586_5209585.htmlBagikan Berita Ini
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