Les doigts d’une main sont beaucoup trop nombreux pour compter les interviews qu’Emmanuel Besnier a accordées à la presse - nous aussi avons tenté d’entrer en contact, mais en vain… Depuis qu’il est patron de l’empire laitier Lactalis, c’est encore plus simple : il n’a pas parlé à un journaliste. Une rare photo de lui existe, réalisée à Zagreb en 2007 au ministère croate de l’Agriculture (ci-contre). Lors de sa venue vendredi à Bercy pour répondre à la convocation de Bruno Le Maire, il a emprunté une entrée discrète afin d’échapper aux objectifs des photographes. Alors que les syndicalistes agricoles se voient accorder audience plus qu’exceptionnellement, la grande majorité des 15 000 salariés français du groupe Lactalis n’ont jamais rencontré Emmanuel Besnier car il ne se rend jamais dans ses usines. Les ministres de l’Agriculture qui se succèdent rue de Varenne ne connaissent pas son numéro de portable. «Je ne l’ai même jamais rencontré», nous confiait Stéphane Le Foll avant de quitter son ministère en 2017. Au stade de Laval, l’héritier de Lactalis assiste aux matchs de son équipe de foot préférée (dont il est actionnaire et sponsor) depuis sa loge aux mêmes vitres fumées que sa berline. Dans un restaurant de la préfecture de la Mayenne où il a ses habitudes, il déjeune dans un salon privé. Il refuse de publier les comptes de son groupe, qui ne l’ont été qu’une fois et sous la contrainte lors de l’OPA hostile mais réussie contre l’Italien Parmalat en 2011. «Il a repris l’adage de son père : le bruit ne fait pas de bien et le bien ne fait pas de bruit», a confié un jour à Paris Match son ami Jean Arthuis, eurodéputé et ex-ministre, un des rares à le fréquenter.

La 8e fortune française. S’il est invisible et muet, Besnier pèse très lourd. En 2017, le magazine Forbes l’a classé 8e fortune française et 116e mondiale, avec 11,3 milliards de dollars (9,32 milliards d’euros). Pour mémoire, quatre ans plus tôt, elle était estimée à 4,3 milliards de dollars. De quoi investir dans un jet privé, des costumes et des propriétés de luxe sous les tropiques ou fréquenter le Fouquet’s et les clubs du moment ? Que nenni. Le milliardaire élancé (1,90 mètre), à l’élégance sobre (dit-on), ne se rend pas davantage au Rotary Club ou au Lions Club. Ni ne fraye parmi les politiques en vue, les puissants des affaires ou les cercles parisiens. Le PDG n’a aucune vie publique, à l’instar de son paternel Michel.

C’est la mort de ce dernier en juin 2000 d’une crise cardiaque dans sa maison de Marbella qui l’a propulsé dans le fauteuil de PDG de Lactalis, groupe familial qu’il avait rejoint immédiatement après ses études à l’Institut supérieur de gestion, à Paris. Il n’a alors que 29  ans. Plus tôt, l’héritier a étudié dans deux institutions catholiques de Laval, sa ville de naissance. Après ses études supérieures, Emmanuel Besnier s’est forgé une expérience dans la production aux Etats-Unis, puis dans la logistique et les questions commerciales en Espagne. Avant de rejoindre le siège lavallois en 1995 pour devenir directeur du développement et occuper un bureau voisin de celui du paternel durant cinq  ans. Ses interlocuteurs le disent solitaire, calme, franc et peu adepte du haussement de ton, à l’inverse de son père. Mais il serait ferme, pour ne pas dire intransigeant et brutal : à l’image de sa gestion de la crise avec les producteurs-fournisseurs de lait depuis 2016.

En 4×3. Le propriétaire du leader mondial du secteur (avec sa sœur et son frère, actionnaires à 49 % du groupe mais sans responsabilité opérationnelle) a soufflé ses 47 bougies en septembre dans son château du XIXe avec sa femme et leurs trois enfants. C’est son père qui avait acheté en 1973 cette demeure d’Etrammes, près de Laval, où il a vécu au quotidien et vient désormais en famille le week-end profiter du court de tennis, de la piscine et du sauna. Pour l’anecdote, à l’occasion de son mariage, le publicitaire Jean-Claude Decaux, qui travaille avec Lactalis, avait décidé de placarder dans les panneaux 4 × 3 de Laval des affiches «Félicitations président !» Furieux, le tout frais époux avait fait tout enlever. A Paris, le cadet loge dans un appartement du VIIe arrondissement situé près de ceux de son frère et de sa sœur. En vacances, Emmanuel Besnier et les siens rejoignent leur maison de l’île de Ré ou le chalet de Courchevel où le tycoon mayennais aime skier. Pas bling-bling, mais dans les codes bourgeois.

Philippe Brochen