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Avis de tempête sur l'Alliance Renault-Nissan - Les Échos

Et si le malentendu avait débuté dès le 30 mars 1999, en banlieue de New York ? Seulement trois jours après la signature surprise, à Tokyo, de l'alliance entre Renault et Nissan. Ce jour-là, Louis Schweitzer, alors président du groupe français et grand architecte de l'audacieux rapprochement, avait retrouvé Yoshikazu Hanawa, le patron de Nissan, pour le New York Auto Show. Et après avoir posé ensemble pour les photographes devant leurs stands, les deux hommes avaient débriefé, chacun de leur côté, les journalistes américains. Immédiatement la question sur une éventuelle fusion des deux constructeurs avaient fusé. « Ce pourrait être le cas. C'est une possibilité », avait soufflé Louis Schweitzer. A quelques mètres de là, Yoshikazu Hanawa rappelait, lui, en japonais, qu'il ne s'agissait en aucun cas d'une prise de contrôle du groupe au bord de la faillite ni d'une fusion, mais que les deux promis allaient bâtir une alliance, dont ils profiteraient tous les deux.

Devenue en 2017  numéro un mondial de l'automobile , l'alliance binationale, qui produit à présent un véhicule sur neuf vendus sur la planète, s'apprêtait à fêter ses vingt ans d'existence l'année prochaine. Sombre anniversaire en prévision.  Depuis l'interpellation spectaculaire de Carlos Ghosn le 19 novembre dernier , sur un tarmac d'aéroport, les digues qui retenaient les rancoeurs accumulées à Yokohama, au siège du constructeur nippon, ont lâché. La confiance est brisée et les frustrations s'expriment au grand jour côté japonais, non sans sursaut nationaliste.  Les cadres de Nissan ont le sentiment que ce malentendu originel a ressuscité et que l'alliance a perdu l'équité promise à sa création.

Dérive monarchique

Dès l'arrestation du dirigeant franco-brésilien, Hiroto Saikawa, le PDG de Nissan, qui a fait carrière à ses côtés, a brutalement dénoncé la dérive monarchique de son ancien mentor. « Trop de pouvoir avait été accumulé dans les mains d'un seul individu », a-t-il regretté avant de pointer « la face sombre du long règne de Carlos Ghosn »« C'est la fin du règne d'un monarque absolu », ajoute Loïc Dessaint, directeur général de l'agence de conseil aux investisseurs Proxinvest.

Depuis un certain temps déjà, l'ambiance était quelque peu délabrée entre les deux groupes. « Entre les Renault et les Nissan, ça ne se parle plus beaucoup. Certains traînent les pieds », observe une cadre de Renault. Un signe qui ne trompe pas : la moindre implication des équipes du Losange au siège de Yokohama. Contrairement aux années passées, où plusieurs vagues d'expatriés se sont relayées pour piloter le sauvetage puis développer les synergies, « les cadres en place aujourd'hui chez Renault connaissent mal Nissan. Or pour travailler ensemble il faut se comprendre », observe un ancien dirigeant de Renault.

Rancoeurs japonaises

Plusieurs mercenaires français ou européens occupent certes des fonctions clefs chez le fabricant des Qashqai et Micra, mais les Japonais présents en France sont surtout cantonnés à des niveaux opérationnels, comme à la R&D au technocentre de Guyancourt (Yvelines), ajoute une source interne. D'où une moins bonne connaissance du partenaire, dans des sujets essentiels comme l'ingénierie, considérée chez Nissan comme le Saint des Saints. La fertilisation croisée, mise en place entre les deux groupes dès 1999, semble toucher ses limites.

Dans les étages du siège dessiné en bord de mer par l'architecte Yoshio Taniguchi, les ingénieurs soupçonnent Carlos Ghosn d'avoir oeuvré pour Renaul, ou, pis, pour son premier actionnaire, le gouvernement français, détenteur de 15 % de l'ex-Régie. Ils n'ont toujours pas digéré, par exemple, la décision de faire produire l'actuelle génération de leur petite Micra dans l'usine Renault de Flins, qui avait alors besoin de volumes, alors qu'ils avaient prévu de la maintenir en Inde.

Régie officiellement depuis son origine par la règle du consensus, « du strict équilibre entre partenaires et de la préservation de leurs intérêts respectifs », l'Alliance est de fait loin du long fleuve tranquille dépeint par les documents officiels. « Il y a eu des disputes célèbres entre nous. Par exemple l'insuffisante qualité de la famille de moteurs K9, qui fâchait Nissan. Mais le sujet ne s'est alors jamais envenimé, c'était l'intérêt bien compris des deux parties », raconte un ancien responsable. 

Parmi tous les motifs de friction ces dernières années, il y eut encore pêle-mêle la stratégie pour servir à deux le marché chinois, le partage des plates-formes sur le haut de gamme ou des batteries pour voitures électriques. « Le fonctionnement au quotidien ? C'était une alternance de deals où Nissan, puis Renault, était avantagé. Et si jamais l'on ne se mettait pas d'accord, on disait : 'Tant pis, on ne fait pas', déplore un ancien gradé de Renault. En tout cas, au total, Nissan a énormément profité de l'Alliance, car ses responsables avaient un vrai appétit d'apprendre. »

Les premières années furent plutôt fructueuses. Louis Schweitzer n'avait jamais promis un partenariat d'égal à égal, Renault étant clairement le leader de l'attelage, qui devait bénéficier aux deux sociétés. Mais il avait aussi toujours promis de respecter les identités des entreprises. « Il n'était pas question de réaliser une fusion où des synergies dogmatiques auraient été imposées de haut en bas, mais il s'agissait de construire une alliance où les partenaires allaient apprendre l'un de l'autre et, plus important encore, allaient se respecter, se souvient aujourd'hui dans son blog Guillaume Gerondeau, un ancien cadre de Nissan. Les décisions pour Nissan seraient prises à Tokyo et celles pour Renault serait prises à Boulogne. » Ce contrat a longtemps tenu.

Point de non-retour

Les deux alliés pourraient-ils désormais en venir à opter pour le divorce pur et simple, comme les couples éphémères Daimler-Chrysler, Volkswagen-Suzuki ou PSA-BMW ? Peu probable, estime-t-on dans le secteur. « Personne n'a intérêt à une implosion, je n'y crois pas », estime un cadre de Renault. « Je vois mal comment ils pourraient repartir en arrière », ajoute un ancien du Losange. « La passion peut toujours l'emporter sur la raison. Mais tout détricoter pour reconstruire en solitaire serait un suicide pour les deux constructeurs », confirme un expert à Tokyo.

Car, contrairement aux exemples précédents, les mariés ont sans doute passé le point de non-retour. « Il faut 4 ou 5 ans pour développer une voiture, 5-6 ans pour un moteur, et 15 ans pour harmoniser les plans produits, ça fait réfléchir. Le statu quo est donc la solution la plus probable », s'avance un analyste financier parisien. « Malgré les gros titres de la presse japonaise, ce sont des gens rationnels, qui vont mesurer ce que l'Alliance leur apporte. En cas de retrait brutal, la position de chacun pris isolément n'est pas viable, car les coûts variables exploseraient. Et même en cas de divorce amiable, il faudrait faire d'énormes dépréciations comptables sur les coûts de développement immobilisés et sur des investissements qui n'atteindraient plus la rentabilité escomptée. »

Synergies doublées

L'imbrication industrielle franco-japonaise n'est plus à démontrer. Depuis dix ans, les deux groupes automobiles réalisent en commun 100 % de leurs achats de composants et services, tout autour du globe, contre seulement 30 % en 2001. Telle une fourmilière à la division du travail très poussée, l'Alliance compte aujourd'hui 13 comités de pilotage (SC), 13 groupes de travail conjoints (CCT) et 17 groupes de travail fonctionnels (FTT), travaillant sur les sujets les plus divers, de l'ingénierie véhicule aux services connectés en passant par la gestion des questions douanières ou des sociétés de financement. Une armée occupant plusieurs centaines de managers. Ensemble dominé par le directoire, rigoureusement composé de 5 « membres R » (dont le président) et 5 « membres N ».

Le duo, désormais élargi au Petit Poucet Mitsubishi Motors, a-t-il épuisé tout son potentiel, le condamnant à expédier simplement les affaires courantes ? « Pas du tout, le modèle n'est pas encore au bout. Il y a plein de choses à faire ensemble, par exemple dans la voiture électrique », estime un ancien pilier de Renault. Selon le plan stratégique adopté en septembre 2017, il était prévu de  développer en cinq ans 12 nouveaux modèles 100 % électriques, avec base technique commune (plate-forme, moteurs, batteries) et 40 véhicules munis de technologie de conduite autonome.

Plus largement, le baromètre de la coopération est calé sur les « synergies », un subtil cocktail d'augmentation du chiffre d'affaires, de réduction de coûts et de dépenses évitées chaque année. Ce montant, évalué à 5,7 milliards d'euros en 2017, doit atteindre la barre des 10 milliards en 2022, selon le plan en cours. « Tout ça, c'est un peu au doigt mouillé. Ils basent leurs calculs sur des modèles mathématiques dont les suppositions sont contestables. Mais les économies sont réelles et les liens très forts », souffle un ancien cadre.

Au moment où tous les géants du secteur tissent des partenariats pour absorber les coûts gigantesques de la transition vers les véhicules électriques, autonomes et connectés, Nissan et Renault ne peuvent plus choisir de se réinventer chacun de leur côté. Même les concurrents japonais, longtemps obsédés par leur indépendance, se sont résolus à s'associer à d'autres constructeurs ou à des acteurs du monde de la tech. Toyota a investi dans Uber et travaille avec le fonds d'investissement SoftBank. Le très conservateur Honda a lâché 2,7 milliards de dollars pour rejoindre le projet de véhicules autonomes Cruise, de General Motors.

Un édifice sans clef de voûte

Mais, indiscutablement,  l'attelage à la structure pyramidale tenait grâce au charisme de son patron de droit divin, Carlos Ghosn . Celui-ci prématurément sorti du jeu, l'édifice entier ne risque-t-il pas de sombrer sans sa clef de voûte ? Les plus optimistes veulent croire que son élimination pourra permettre de reconstruire du lien entre les deux constructeurs. Beaucoup l'accusent d'être le principal ferment de la détérioration des rapports entre les deux groupes. « Le jour où Louis Schweitzer est parti, c'était fini. Soudain, il n'y avait plus de limite. Ghosn ne touchait plus terre », lâche, dépité, un ancien proche du patron star. Les Japonais, qui avaient réussi un retournement spectaculaire grâce à leur PDG et l'aide de Renault, ont vite noté que leur entreprise avait atteint une taille bien supérieure à celle de leur « propriétaire » français. « Et comme il s'est entouré de 'yes men' incapables de lui ouvrir les yeux, tout a dégénéré », se souvient le cadre.

Le défi est énorme, commente l'économiste Elie Cohen : « Il faut inventer une gouvernance post-Ghosn. Il y a trois choses à régler : l'évolution capitalistique, celle de l'alliance industrielle et celle de la gouvernance. Aujourd'hui, les Japonais veulent renégocier les termes du partenariat, c'est clair. Du coup, soit on entre dans la logique de négociation d'un compromis, les vertus de l'Alliance amenant les Japonais à composer avec les intérêts français. Soit ils ne supportent pas la situation, et ils voudront pousser leur avantage : mais, dans ce cas, l'actionnaire dominant est Renault. Il suffit qu'il exerce ses droits pour prendre le contrôle de Nissan. Trouver des alliés pour monter dans le capital, c'est le b-a-ba, surtout dans une logique de conflit. »

Une telle OPA française serait toutefois une victoire à la Pyrrhus, tempère un observateur : « Pour que l'Alliance fonctionne, il faut que les équipes de part et d'autre aient envie de travailler ensemble et aient un intérêt commun bien compris à le faire. »

Renégociation capitalistique

Pour relancer l'Alliance, les deux constructeurs vont devoir retrouver la dynamique des premières années et nommer des équipes profondément renouvelées. « Nous ne sommes jamais plaints de l'ingérence de Renault dans la gestion quotidienne de notre groupe. Ce sont certaines décisions du sommet qui ont posé problème », assure en « off » un cadre de Nissan. Si la reconstruction d'un projet commun réussit et que les identités restent préservées, la très délicate renégociation de l'architecture capitalistique de l'Alliance, qui démange une partie des élites nippones, pourra attendre. D'autant que le scénario du statu quo « n'exclut pas d'envisager, une fois la crise aplanie, une réduction de la participation de Renault dans Nissan », prédit un analyste. Autrement dit restituer au japonais (si Renault descend sous les 40 % contre 43,4 % actuellement) les droits de vote conférés par ses 15 % dans le français, et donc in fine rééquilibrer l'Alliance. Le prix à payer pour acheter la paix ?

« Je ne crois pas que l'Alliance pourra continuer sous sa forme actuelle », commente pour sa part Chris Richter de CLSA. Dans l'influent quotidien « Nikkei », l'analyste Takaki Nakanishi, suggère un profond rééquilibrage. « Les deux compagnies pourraient s'entendre sur une participation croisée de 20 % pour les deux », suggère-t-il malicieusement, conscient que cet équilibre est inacceptable pour la partie française. Avant la crise ouverte, le conseil d'administration de Renault et l'Etat actionnaire avaient en effet demandé à Carlos Ghosn de travailler sur différents schémas pour rendre l'Alliance « irréversible », réflexion pouvant mener jusqu'à une fusion. Le chantier est donc loin d'être clos.

- Quand il entame en 1998 les négociations en vue d'adosser Renault à un constructeur japonais pour changer de taille, Louis Schweitzer reçoit deux réponses positives : Nissan et Mitsubishi Motors. Le patron du groupe au losange retient le premier pour ouvrir des pourparlers, mais le tandem Renault-Nissan récupérera beaucoup plus tard Mitsubishi, à l'automne 2016, par le canal de Nissan, devenu son principal actionnaire (34 %)

- « J'avais le background idéal », proclamait sans fard Carlos Ghosn pour justifier la décision de Louis Schweitzer de l'envoyer à Tokyo en 1999, pour piloter le sauvetage de Nissan. Origines multiculturelles développées professionnellement chez Michelin, certes. Mais sa connaissance du Japon et de la société nippone se résumait à une simple visite de deux jours chez Komatsu, entreprise d'engins de construction et de mines cliente de Michelin, en 1984.

- En deux ans, au début des années 2000, pas moins de 14 livres sont édités au Japon sur Carlos Ghosn. L'entreprise au bord de la faillite, qui a perdu des parts de marché de façon ininterrompue depuis vingt-sept ans, et dont la quasi-totalité des modèles perdait de l'argent, se redresse plus vite que prévu. Les méthodes du « « gaijin » Ghosn fascinent.

- Pourquoi aller loger l'alliance franco-japonaise dans une mystérieuse « bv » à Amsterdam ? L'idée remonte à Louis Schweitzer en 2002. En droit néerlandais, cette structure ad hoc permet de créer une fondation dotée d'actions préférentielles, qui met l'attelage Renault-Nissan à l'abri d'une OPA hostile.

- Le temps passant, Renault et Nissan ont délégué certains pouvoirs à la structure RNBV, aux termes d'un accord renouvelé en 2012 et qui court encore jusqu'au printemps 2022. Par exemple, l'adoption des plans stratégiques des deux groupes, la validation des plans produits ou le partage des plates-formes et organes mécaniques.

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