Un lâchage en règle, prélude à un inéluctable licenciement. Le soutien de l’Etat au PDG de Renault, Carlos Ghosn, incarcéré au Japon depuis le 19 novembre, aura tout de même duré cinquante-neuf jours. Jusqu’à mardi à la mi-journée. Cet après midi-là au septième étage de Bercy, le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, considère qu’il ne peut plus tenir à bout de bras le patron du constructeur automobile, mis en cause pour «dissimulation de revenus», et «abus de bien sociaux». Le matin même, la justice japonaise a refusé une nouvelle demande de mise en liberté, déposée par les avocats de Carlos Ghosn. C’est maintenant le début d’un long tunnel judiciaire pour l’ancien patron tout puissant qui débouchera probablement sur un procès retentissant.

Bruno Le Maire s’invite donc sur le plateau de la chaîne d’information LCI mercredi soir. Pendant ce temps, son directeur de cabinet, Emmanuel Moulin, et le directeur de l’agence des participations de l’Etat, Martin Vial, prennent discrètement le chemin de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle. Ils embarquent à bord du vol AF276 d’Air France, à destination de Tokyo-Narita. Objectif : ouvrir les négociations avec le gouvernement japonais et Nissan sur l’après-Ghosn à la tête de Renault et surtout de l’alliance Nissan-Renault. Depuis sa création, il y a vingt ans, l’union entre les deux constructeurs automobile a toujours été largement dominée par la firme française. De manière capitalistique et humaine puisque Carlos Ghosn préside aux destinées de l’alliance.

Les hommes de Bercy vont à Tokyo afin que les changements, s’ils doivent se produire, soient le moins douloureux possible pour Renault. Emmanuel Moulin et Martin Vial ont-ils rencontré Hiroto Saikawa, le rugueux patron de Nissan ? Impossible de le vérifier tant du côté de l’Etat que de Renault, l’agenda des deux missi dominici est gardé aussi secret que celui d’un binôme de la DGSE.

Révolue. Quelques heures plus tard, sur le plateau de LCI, le ministre de l’Economie cisèle ses mots. «L’Etat comme actionnaire de référence souhaite la convocation du conseil d’administration de Renault dans les prochains jours», afin de désigner «une nouvelle gouvernance». Le message est clair. L’ère Ghosn qui avait réussi à diriger Renault, mais aussi Nissan et plus récemment l’autre constructeur automobile japonais, Mitsubishi, est révolue.

L’Etat, avec 15 % du capital et deux sièges au conseil d’administration, pèse d’un poids suffisant pour dicter le changement d’orientation. «Jusqu’à présent, indique l’entourage de Bruno Le Maire, nous ne voulions pas gêner la défense de Carlos Ghosn. La décision de la justice japonaise est venue changer la donne et nous savions que le déplacement de deux représentants de Bercy à Tokyo allait se savoir.» Le même jour, il reçoit Philippe Lagayette, l’administrateur référent qui, par intérim, veille au bon fonctionnement de l’entreprise. Il s’agit de s’assurer de l’adhésion de tous les acteurs du dossier.

Cette décision coupe en tout cas l’herbe sous le pied d’une partie de l’état-major de Renault, qui avait commencé à organiser la contre-offensive en faisant appel à deux prestigieux cabinets d’avocats anglo-saxons rompus aux contentieux internationaux. Il s’agissait notamment de riposter en mettant en cause l’enquête de Nissan qui pointe les agissements répréhensibles de Carlos Ghosn. Les salariés se projettent eux aussi dans l’après Ghosn.

La CFE-CGC, forte de son statut de première organisation représentative chez Renault, prend une position dénuée de toute ambiguïté : «Il nous apparaît nécessaire et urgent de nommer un président et un directeur général, voire un PDG, afin que les intérêts de toutes les parties prenantes, dont principalement les salariés, soient préservés», indique un communiqué de la représentation des cadres dans l’entreprise. «Tous les éléments en notre possession nous laissent penser que sa détention provisoire va durer un certain temps», justifie le délégué syndical central CFE-CGC, Bruno Azière.

Le feuilleton judiciaire débuté le 19 novembre commence visiblement à lasser ceux qui font Renault. «C’est un peu comme si nous étions en apnée. Que nos dirigeants prennent leurs responsabilités», demande la représentante de FO Mariette Rih.

Le changement à la tête de Renault ne devrait d’ailleurs pas uniquement concerner les personnes. La structure de direction va au passage se faire un sérieux lifting. Le poste de PDG va être scindé en deux. D’un côté un président chargé de faire fonctionner un conseil d’administration et d’orienter la stratégie de long terme, comme la montée en puissance dans les véhicules électriques ou les rachats de concurrents. Pour ce job, l’actuel patron de Michelin, Jean-Dominique Senard, fait figure d’ultrafavori. D’autant que son départ du fabricant de pneus est d’ores et déjà programmé pour cause de limite d’âge.

Utilitaire. De l’autre, un directeur général dont le boulot est de faire tourner la boutique au quotidien. Nommé à ce poste par intérim depuis l’arrestation de Ghosn, Thierry Bolloré, le numéro 2 de Renault, devrait être confirmé dans cette fonction. Comme Jean-Dominique Senard, il est lui aussi issu de Michelin. L’un de ses premiers chantiers sera peut-être de sécuriser la production de la Nissan Micra dans l’usine de Flins (Yvelines). Il devra aussi s’atteler à transformer en réalité l’annonce de l’assemblage d’un véhicule utilitaire Mitsubishi sur le site de Sandouville (Seine-Maritime). Elle avait été faite neuf jours seulement avant l’incarcération de Carlos Ghosn. Du temps où ce dernier régnait encore en maître sur la grande alliance Renault-Nissan-Mitsubishi.

Franck Bouaziz