Six mois de calme relatif avant un coup de tabac social et financier. Alexandre Bompard, le nouveau PDG de Carrefour, recruté en juillet, a passé l’automne à se constituer une garde rapprochée, et surtout à mettre au point un électrochoc qui secoue, depuis mardi, l’entreprise du sol au plafond : 4 500 emplois vont être supprimés et près de 300 magasins de proximité sont promis à la vente. Sans compter les cinq hypermarchés voués à l’externalisation. En clair, ces derniers conservent l’enseigne Carrefour, mais sont récupérés par un indépendant qui est censé maintenir les salariés en poste dans le magasin.

Ce blitzkrieg intervient alors que Carrefour demeure en relative bonne santé financière. Son chiffre d’affaires mondial et son bénéfice d’exploitation sont quasi stables depuis cinq ans (voir infographie). L’an dernier, le groupe a dégagé tout de même 2 milliards d’euros de bénéfice d’exploitation. Faut-il y voir alors des licenciements boursiers ?

Certainement pas, répond Carrefour, qui met en avant la baisse de ses parts de marché face à la concurrence et son retard dans le développement du commerce électronique. Pour autant, et de manière moins officielle, le groupe de grande distribution veut aussi brosser dans le sens du poil les marchés financiers, pour faire remonter un cours de Bourse qui, en dix ans, a été divisé par deux. Jusqu’à présent, les actionnaires estiment ne pas avoir fait une bonne affaire en investissant leurs économies dans l’enseigne.

Casse sociale

D’autant qu’en 2017, Carrefour est tombé de son piédestal. Numéro 1 en France depuis plusieurs années, il s’est retrouvé relégué en deuxième position derrière Leclerc. La faute à ses prix élevés et son retard pris dans le «drive», ces entrepôts où l’on vient récupérer, en voiture, une commande passée via Internet. La direction et le syndicat FO, pour une fois d’accord, constatent que Carrefour réalise dans le commerce électronique 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires quand Leclerc est à 3 milliards. Une manière à peine voilée de charger l’ancien PDG, Georges Plassat, coupable de deux fautes majeures. Pétri de la «culture magasin», il considérait que la vente en ligne ne pourrait se développer sur les produits frais. Et, histoire de faire grossir Carrefour en France, il a racheté en 2014 800 magasins à l’enseigne de hard discount Dia. C’est précisément 273 d’entre eux qui sont aujourd’hui mis en vente.

A1exandre Bompard, auréolé du rapprochement qu’il a mené entre la Fnac et Darty, mène donc au pas de charge une stratégie à l’opposé de celle de son prédécesseur. Et le mouvement ne se fait pas sans casse sociale. Officiellement, 4 500 postes vont être supprimés. Le délégué central FO Michel Enguelz parvient, lui, à un tout autre calcul : «Selon les experts financiers du comité central d’entreprise, une vingtaine d’hypermarchés seraient déficitaires. Ils risquent donc d’être externalisés, sans compter la réduction de 100 000 m2 de surface commerciale annoncée par la direction. Au total, 9 000 emplois supplémentaires pourraient être externalisés.»

Or ceux qui vont quitter Carrefour pour passer sous la bannière d’un autre employeur vont rapidement percevoir la différence. La convention de Carrefour prévoit une rémunération annuelle sur quatorze mois, à laquelle s’ajoute intéressement et participation. Selon un document de la direction que Libération a pu consulter, les salariés «externalisés» perdraient un mois de rémunération. Selon certains syndicats, ce serait même deux mois. La stratégie de Carrefour est en effet de faire baisser ses coûts en commençant par la masse salariale, afin de pouvoir baisser les prix de vente en magasin et coller à ses concurrents Leclerc et Auchan. Le groupe entend, en même temps, investir 2,8 milliards d’euros dans le numérique afin de créer une plateforme unique Carrefour.fr.

Coquets bénéfices

A l’autre bout de la chaîne, les principaux actionnaires de Carrefour commencent à faire preuve d’une certaine impatience. Bernard Arnault, le fondateur de LVMH, possède 8 % du capital du groupe de distribution depuis 2007. Or il a acheté ses actions à un prix moyen de 40 euros et elles valent à ce jour 20 euros. Soit une perte potentielle de 1,2 milliard pour celui plutôt habitué aux coquets bénéfices de Louis Vuitton ou Dior. Même constat pour le premier actionnaire de Carrefour, la famille Moulin, avec 13 % du capital. A ce jour, la perte potentielle sur leurs actions achetées à un prix moyen de 27 euros atteindrait 500 millions. Chez Carrefour, les moins-values des actionnaires font les malheurs des salariés.

Franck Bouaziz