Si j’ai bien compris, on ne sait pas encore par qui, selon l’expression fameuse, on est pris en otages : sont-ce les cheminots qui, pour des motifs corporatistes et idéologiques à la fois, ont à cœur de torpiller la magnifique réforme que le gouvernement a couvé en son sein pour le bien et le confort de toutes les Françaises et tous les Français, ainsi que de nos amis les touristes ? Ou est-ce le gouvernement qui, pour des mobiles autant idéologiques que corporatistes (il a l’intention de rester en place aussi longtemps qu’il le pourra), veut démanteler le service public acquis à la sueur de nos ancêtres et que le monde entier nous envie ? Le suspense prendra fin dans quelques semaines, à la fin du conflit. Les vainqueurs auront eu raison, as usual.

En attendant, ce n’est pas le moment d’aller à son travail. On aura beau maudire tout au long du trajet le gouvernement ou les grévistes, ce seront des emmerdements quand même - un peu comme quand l’arbitre siffle pénalty contre notre équipe : on a beau insulter joliment l’homme en noir, il y a pénalty quand même. En plus, on se retrouve dans des situations paradoxales : il y a des petites lignes où il faut se féliciter qu’il n’y ait plus de trains actuellement pour éviter qu’il n’y en ait plus jamais. A l’époque de la mondialisation débridée, le gouvernement donne un tour de vis écologique en stimulant à ce point le local : sans les TER, on ne peut plus sortir de son département, bientôt on ne pourra plus sortir de chez soi, pour peu que les éboueurs poursuivent leur protestation. Avec tous ces mouvements, on risque de ne plus pouvoir bouger du tout. Mais si les usagers résistent, c’est mauvais pour le gouvernement. Car ils s’entraînent, l’air de rien, ils s’endurcissent. Deux petites grèves par-ci par-là, et bientôt prêts pour les grandes grèves. A bon entendeur, ciao.

Ah, l’usager. L’usager est client mais l’usager n’est pas roi. Ce qui lui manque, dans l’exercice du service public, c’est le droit de vote. Déjà comme électeur, ça ne lui est pas toujours d’une utilité folle, mais comme usager, c’est le calme plat. A lui d’inventer un nouveau moyen de combat, inédit, autre que la fameuse grogne. Le train ne passe pas et l’usager aboie. On a l’impression que, quoi qu’il en soit, l’usager l’a dans le baba. Il y a en tout cas du côté du gouvernement une capacité à l’autocritique et au droit d’inventaire admirables, puisque tout le monde s’accorde à dire que l’état de la dette de la SNCF provient des politiques que les gouvernements de tous bords ont menées depuis un bon moment. Et, en même temps, il fait preuve d’une certaine humilité en ne revendiquant pas sa part sur les bénéfices financiers de l’entreprise et la satisfaction des voyageurs. En outre, tout ce qui se fait ne se fait pas pour l’usager mais pour les enfants de l’usager. Les grévistes tiennent à ce que les générations futures connaissent un service public digne de ce nom et le gouvernement ne veut pas que pèse sur eux une dette dans laquelle ils n’ont pas un centime de responsabilité.

Les grévistes aussi ont une position difficile. Peut-être subodorent-ils que les conditions de travail ne seront pas meilleures dans un éventuel privé, quoiqu’elles soient le contraire de mirobolantes dans le public. Si j’ai bien compris, c’est ce qui les rapproche des usagers, qui ne s’imaginent pas voyager à l’avenir dans des trains parfumés en or, accueillis par des orchestres de premier ordre et pour le dixième du prix du billet actuel.

Mathieu Lindon