Fallait-il y voir une prémonition ? Dix-huit mois avant le scandale déclenché par les accusations de fraude fiscale visant le patron de l’alliance Renault-Nissan Carlos Ghosn au Japon, l’agence de presse Reuters dévoilait une information troublante. Selon l’agence de presse, une banque d’investissement britannique dénommée Ardea Partners aurait proposé à Renault un ingénieux mécanisme d’optimisation fiscale au bénéfice de ses principaux dirigeants… Il s’agissait alors de prélever une somme comprise entre 80 et 100 millions d’euros sur les synergies et autres économies d’échelle réalisées par le groupe automobile et de les transférer dans une société immatriculée aux Pays-Bas. Cette somme aurait ensuite été redistribuée ni vu ni connu aux cadres dirigeants de Renault.

Quelques jours plus tard, lors de l’assemblée générale des actionnaires du constructeur automobile, Carlos Ghosn s’était alors emporté : «Il n’y a rien de vrai. Qu’un consultant ait fait une étude, c’est vrai. De là à en déduire que nous allons prendre une décision, c’est un roman», avait-il martelé avant d’ajouter qu’il avait pris son téléphone pour souffler dans les bronches du directeur de Reuters.

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Carlos Ghosn et sa rémunération. Un sujet récurrent depuis plusieurs années. Les revenus des dirigeants d’entreprises cotées étant obligatoirement publiés depuis 2003, les siens ne sont pas un mystère. En 2017 et selon le document de référence de l’entreprise, sa rémunération était de 7,37 millions d’euros pour ses fonctions chez Renault et 9,18 millions pour sa présidence de Nissan. Un montant très supérieur à la moyenne de ses pairs du CAC 40, payés en moyenne 4 millions d’euros par an. Cet été d’ailleurs, pour avoir obtenu un salaire de cet acabit, 4,25 millions, le nouveau PDG d’Air France, Ben Smith, s’est attiré les foudres des salariés et de certains élus, au motif notamment que l’Etat est actionnaire d’Air France.

Coups de grisou

L’Etat français est également actionnaire de Renault, à hauteur de 15 %. Et c’est peu dire que du côté du ministère de l’Economie, on apprécie modérément le niveau de la fiche de paie du patron de Renault- Nissan, puisque le cumul de ses fonctions lui rapporte 16 millions par an. Un salaire doré sur tranche qui en fait l’un des patrons français les mieux payés de l’histoire. En 2016, comme en 2017, lors de l’assemblée générale des actionnaires chargée de se prononcer sur la rémunération des dirigeants, les représentants de l’Etat ont d’ailleurs voté contre ce montant.

A l’image de ses émoluments, Carlos Ghosn apparaît comme un patron hors-norme dans le monde des affaires français. Aux commandes de Renault, il a incontestablement réussi sur le plan industriel. Hors des frontières, le redressement du constructeur japonais Nissan est à mettre à son actif, tout comme le rachat de l’enseigne low-cost Dacia ou encore l’acquisition récente d’un autre fabricant japonais : Mitsubishi. Le manager d’origine libano-brésilienne s’est forgé une réputation de repreneur et de redresseur d’enseignes automobiles dans la panade. Aujourd’hui, l’alliance Renault-Nissan et ses filiales produisent chaque année 10 millions de véhicules et rivalisent avec la «bande des trois» : Volkswagen, Toyota et General Motors. L’an dernier, la firme au losange a enregistré les meilleurs résultats de son histoire : 5,2 milliards d’euros de bénéfice net pour 58 milliards de chiffre d’affaires.

Des résultats dus également à une longévité notable. Carlos Ghosn, 64 ans, est un patron insubmersible qui, jusqu’à présent, a résisté à tous les coups de grisou, même si cela a pu nécessiter de faire sauter quelques fusibles. En 2011, trois cadres de Renault sont accusés de se livrer à des opérations d’espionnage au profit d’une puissance concurrente. Ils sont virés avec pertes et fracas et leurs noms jetés en pâture. Le PDG leur porte même l’estocade sur le plateau du journal de 20 heures de TF1. Finalement, l’accusation s’avère sans preuves et l’affaire se dégonfle. Les trois cadres se voient même proposer d’être réintégrés. Le directeur des affaires juridiques et le numéro 2, Patrick Pélata, devront néanmoins faire leurs valises. Carlos Ghosn, lui, malgré quelques appels à la démission, se contente de s’excuser, toujours au journal de 20 heures, et d’abandonner 1,2 million de bonus.

Adversaire

Ghosn est non seulement résistant aux crises, mais également très susceptible. Il supporte difficilement que ceux qui bossent sous son autorité affichent trop ouvertement leurs ambitions. Pour avoir laissé entendre qu’il se verrait bien diriger le constructeur américain General Motors, Carlos Tavares, numéro 2 de Renault jusqu’en 2013 a dû prendre la porte du jour au lendemain à la suite d’une simple déclaration à la presse. Celui qui était appelé «l’autre Carlos» du groupe a néanmoins joliment rebondi à la tête de PSA (Peugeot Citroën), l’adversaire historique. Depuis, ce ne sont plus seulement les deux entreprises qui sont en concurrence frontale, mais aussi leurs patrons respectifs.

Enfin et jusqu’à présent, le boss de Renault-Nissan n’a pas été inquiété à titre personnel par l’enquête judiciaire sur le «dieselgate», cette fraude aux tests d’émission de polluants des moteurs diesel. L’entreprise est visée par une information judiciaire pour «tromperie aggravée». Pour autant, les gendarmes de l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement passent au peigne fin la volumineuse correspondance électronique des cadres dirigeants de Renault, afin de déterminer qui et à quel niveau était au courant de la fraude.

«Catastrophique»

Sans préjuger de la culpabilité de Carlos Ghosn dans les faits sur lesquels enquête le parquet japonais, les interrogations se multiplient sur son maintien à la tête de Renault. «Nous sommes dans l’attente d’une explication de la direction, mais si les faits se confirment, je ne pense pas qu’il puisse se maintenir dans ses fonctions», estime Jean-Marc Chabrier, secrétaire du comité central d’entreprise de Renault et élu CFDT. De son côté, la présidente de l’Association de défense des actionnaires minoritaires, Colette Neuville, ne cache pas son agacement : «Frauder le fisc c’est inadmissible, mais avec des revenus de ce niveau, c’est encore plus inacceptable.» Elle s’inquiète en outre des conséquences potentielles d’un «Nissangate». «C’est catastrophique pour tout le monde. L’image des patrons va en prendre un coup, l’Etat est embarrassé et les marchés se demandent qui va succéder à Carlos Ghosn s’il doit quitter ses fonctions.» Certes, l’intéressé a adoubé cette année le numéro 2 de Renault, Thierry Bolloré, comme un successeur potentiel, mais dans l’esprit de Ghosn la transition devait se faire le plus tard possible… Car comme le glisse un fin observateur des marchés financiers et de la gouvernance des grandes entreprises, «l’histoire économique est jalonnée de numéro 2 qui ne font pas de bon numéro 1».

Le fait est qu’après sa mise en cause directe par les dirigeants de Nissan dans cette affaire de dissimulation fiscale, Carlos Ghosn n’aura sans doute plus voix au chapitre auprès des Japonais. Dans l’alliance entre les deux constructeurs, l’équilibre des forces est aujourd’hui en faveur de Nissan, à qui les marchés prêtaient, l’an dernier, l’ambition de racheter les 15 % de l’Etat français dans Renault, de manière à renforcer son emprise. En attendant la réunion prochaine et annoncée d’un conseil d’administration de Renault, les soupçons sur les pratiques fiscales de Carlos Ghosn pourraient ne pas se cantonner au Japon. Joint par Libération, un haut responsable de la Direction générale des finances publiques, à Bercy, estimait ce lundi qu’après l’enquête du parquet de Tokyo, il était plausible que le fisc français s’intéresse à la situation du PDG de Renault.


Pour Macron, il est urgent d’attendre

Prudence, prudence… Emmanuel Macron a assuré lundi depuis Bruxelles que «l’Etat, en tant qu’actionnaire» de Renault (à hauteur de 15 %), serait «extrêmement vigilant à la stabilité de l’alliance et du groupe». «Il est trop tôt pour se prononcer sur la réalité et la matérialité de faits sur lesquels je ne dispose pas d’éléments supplémentaires», a souligné le président de la République, interrogé lors d’une conférence de presse dans la capitale belge où il effectue une visite d’Etat de deux jours. Macron a juré que l’Etat apporterait «tout son soutien» à «l’ensemble des salariés» de Renault. «Comme actionnaire de référence de Renault, notre première préoccupation est la stabilité de Renault et la consolidation de l’alliance entre Renault et Nissan», a abondé le ministre de l’Economie et des Finances, Bruno Le Maire, quelques heures plus tard à la sortie d’une réunion de l’Eurogroupe à Bruxelles. Il a ajouté qu’il recevrait «prochainement les principaux administrateurs de l’entreprise Renault pour examiner avec eux toutes les décisions» du groupe. Lilian Alemagna

Franck Bouaziz