Pas de trêve dans le feuilleton de la mise en vente de 29,9% du capital de Suez par son actionnaire Engie. A la veille d’un conseil décisif d’Engie qui doit se prononcer lundi sur l’offre à 3,4 milliards d’euros déposée par Veolia (l’ex-Générale des eaux), pour racheter son concurrent Suez (ex-Lyonnaise des eaux), les deux parties campent sur leurs positions. Alors que Veolia parlait ce dimanche matin de «discussions constructives» pour racheter son concurrent de toujours et persistait à présenter son offre comme «amicale», un conseil d’administration de Suez se réunissait au même moment. A l’ordre du jour, le résultat d’une semaine de négociations aussi discrètes que tendues menées entre Antoine Frérot, le PDG de Veolia, Philippe Varin, le président de Suez, et Jean-Pierre Clamadieu, le président d’Engie. L’acquéreur, celui qui ne veut pas se faire racheter et le vendeur autour d’une même table. Mais malgré un dîner organisé jeudi au siège d’Engie, les trois protagonistes n’ont pas trouvé de terrain d’entente au terme d’un mois de bagarre très médiatisée, riche en invectives et coups tordus.

A l’issue du conseil d’administration de Suez de ce dimanche, son président Philippe Varin a envoyé une lettre au patron de Veolia, Antoine Frérot. Missive dont Libération a pu prendre connaissance. Le texte est aussi court que sans ambiguïté. L’auteur de la lettre constate que «Suez a fait preuve de bonne volonté et n’a pas ménagé ses efforts dans la recherche d’une solution acceptable par tous». Pour autant, il considère que «les propositions faites ne reprennent pas l’objectif industriel». C’est pourquoi Philippe Varin estime que «l’opération proposée notamment la première étape d’achat du bloc de 29,9% des actions de Suez par Engie reste hostile.» Une fin de non-recevoir ferme et apparemment définitive à Veolia, qui assurait le matin même par voie de communiqué «s’engager inconditionnellement à ne pas déposer d’offre publique d’achat hostile à l’issue de la cession des titres détenus par Engie dans Suez».

La «pilule empoisonnée» est toujours là

On ne saurait être plus clair. Suez réaffirme donc son refus de voir son principal concurrent dans l’eau et les déchets mettre la main sur 29,9% de son capital pour 3,4 milliards d’euros, avant de lancer une offre publique d’achat (OPA) sur les 70% restant dans un second temps pour un peu plus de 10 milliards au total. Ce «Niet» a au moins deux conséquences directes. D’abord mettre l’Etat actionnaire d’Engie (23,6 % du capital) dans une position délicate. Bruno Le Maire, le ministre de l’Economie, tenait à tout prix à éviter une bataille de chiffonniers entre les deux poids lourds  français de l’eau et des déchets. Suez et Veolia sont deux entreprises mondialement connues. Ensuite si l’opération est qualifiée d'«inamicale», cela signifie que Suez ne dissoudra pas la pilule empoisonnée qu’il a fabriquée la semaine dernière pour mettre des bâtons dans les roues à Veolia. A savoir, une fondation de droit néerlandais dans laquelle a été logé le contrôle des activités de Suez en France. Ce dispositif juridique a pour effet de rendre incessible toutes les filiales de Suez qui distribuent de l’eau dans l’Hexagone. Or c’est précisément ces activités que souhaitait vendre Veolia au fonds d’investissement Meridiam afin d’éviter de se retrouver en position dominante. Une situation qui serait fatalement sanctionnée par l’Autorité de la concurrence puisque Veolia est déjà le numéro un de la distribution d’eau en France.

Ce lundi, le vendeur Engie doit donc réunir son conseil d’administration, avec la forte probabilité qu’il soit tenté de vendre à Veolia les quelque 30% de Suez qu’il détient. D’ici là, une proposition alternative de rachat pourrait émaner du fonds d’investissement français Ardian, le «chevalier blanc» que Suez a appelé à la rescousse. Ardian a le soutien des syndicats et des salariés actionnaires de Suez. Dans un communiqué publié ce dimanche, l’intersyndicale de Suez, qui envisage de porter l’affaire en justice, annonce qu’elle «combattra jusqu’au retrait de l’offre de Veolia»: elle estime qu’il faut «stopper l’OPA de Veolia» pour éviter «l’assassinat d’un fleuron industriel» et soutient le «chevalier blanc» Ardian. Les salariés actionnaires de Suez (4% du capital) sont sur la même position. Et ils ont reçu en fin de semaine le renfort de deux ténors de la gauche, Jean-Luc Mélenchon et Arnaud Montebourg.

Mélenchon et Montebourg s’en mêlent

Le chef des Insoumis a estimé dans les colonnes de Libération que «l’eau est un bien commun» et «ne devrait pas être l’objet d’une guerre entre actionnaires privés». Le second a lui écrit le 2 octobre une lettre incendiaire au Premier ministre Jean Castex, dont l’existence a été révélée par Libé, pour dire tout le mal qu’il pense de «la vente forcée» de Suez à Veolia : «Comment le gouvernement que vous dirigez peut-il laisser démanteler une entreprise aussi importante et robuste qu’est Suez», a tonné l’ancien ministre socialiste du Redressement productif en y voyant la main «oligarchique» d’Emmanuel Macron.

Côté En Marche, tout le monde ne voit pas non plus cette opération d'un bon oeil: dans un courrier adressé le 3 octobre au ministre de l'Economie, Bruno Le Maire, le député LREM de Paris Pierre Person, soutenu par une quarantaine de ses collègues, exprime une vive «inquiétude» devant la tournure des évènements: «si la fusion se réalisait, il s'agirait plus d'un mariage forcé que d'une véritable fusion voulue par les parties prenantes», écrit-il. Devant le risque de destructions d'emplois, chiffrée par les syndicats «5000 en France et 10000 dans le monde sur les 90000 salariés que compte Suez», Person demande à Le Maire de «donner le temps au temps». Celui de permettre à Ardian de finaliser sa contre-offre qui permettrait de maintenir l'indépendance de Suez. Et celui d'une «mission de contrôle parlementaire sur les conséquences de cette fusion sur les biens communs». A droite, plusieurs députés LR sont sur la même position.

Les syndicats veulent saisir la justice

Bref, l'affaire se politise dans la dernière ligne droite au risque d'embarasser le gouvernement. D'autant que l'intersyndicale de Suez (CFE-CGC, CFDT, CFTC, CGT et FO) menace dès lundi de «saisir les autorités judiciaires et notamment le Parquet national financier pour signaler leurs lourdes interrogations voire leurs suspicions sur le caractère licite de l’opération».

A moins d’un ultime nouveau délai accordé par Engie au camp Suez, le temps semble toutefois extrêmement court pour que cette contre-offre d’Ardian soit totalement ficelée, alors que celle déposée par Veolia à 3,4 milliards d’euros, tout à fait ferme, vaut jusqu’à lundi minuit. Le vendeur Engie a prévenu dimanche qu’il n’examinerait «une offre alternative» pour ses parts dans Suez «que s’il s’agit d’une offre ferme et à un prix au moins égal à celui de Veolia». Mais cette bataille d’eau a déjà réservé plus d’un rebondissement à ses spectateurs.

Jean-Christophe Féraud , Franck Bouaziz